Voleurs d’encre d’Alfonso Mateo-Sagasta

1614 : l’année où parut en Espagne, à Tarragone, une suite du Don Quichotte signée Alonso Fernández de Avellaneda. A Madrid, Francisco de Robles, libraire et éditeur de la première partie du Quichotte (1605) est très en colère : voilà des années qu’il attend cette suite et elle lui passe sous le nez ! Il charge Isidoro Montemayor, correcteur, gazetier et narrateur de ce roman, de trouver cet usurpateur.

Voilà toute l’histoire. Pendant cinq cents pages, Isidoro cherche Avellaneda, et bientôt, ayant compris que c’était un pseudonyme, celui qui se cache sous ce nom.  Cinq cents pages c’est long, trop long, même si ce roman, réjouissant à bien des égards, les fait presque oublier. Car qui est cet Avellaneda ? Lope de Vega ? Luis de Góngora ? Cervantes lui-même ? Même si on n’a pas étudié le Siècle d’Or, ces noms résonnent forcément dans toutes les mémoires.  Car le début du XVIIe siècle espagnol vit passer bon nombre de poètes, de dramaturges, d’écrivains, de ceux qu’on n’appelait pas encore romanciers qui marquèrent définitivement la littérature. Et si on s’est intéressé à cette époque d’effervescence littéraire, quel plaisir de les retrouver tous dans ce roman, forcément picaresque !

Car le jeune Isidoro va rencontrer bien des obstacles, des voleurs, des aveugles, des prostituées à peine pubères, des acteurs, des comtesses, des Grands d’Espagne… tout ce qui fait la vie bouillonnante de la capitale d’un empire à son apogée. Ça grouille, ça crie, ça tue et ça pue, ça tire l’épée au moindre regard tordu. On visite les rues, les tripots, les théâtres sur les pas d’Isidoro, on mange, on dort, et même on pisse avec lui, car rien n’est moins simple que de se soulager, même chez soi quand c’est toute une histoire que de vider son pot de chambre.  On se soigne aussi, du moins on essaie, et les séances chez le dentiste ou chez le médecin sont au minimum effrayantes. Et, merveille, on entre chez Cervantes, vieux et malade, on s’assoit à son chevet et malgré sa faiblesse, on sait que cette suite, il l’écrira !

Nombreux sont les clins d’œil à l’histoire littéraire et Alfonso Mateo-Sagasta s’autorise quelques inventions, résolvant du coup à sa façon certains mystères (en plus de l’identité de l’auteur de cette seconde partie du Quichotte) : ainsi, notre narrateur serait celui qui a soufflé à Lope de Vega l’intrigue de sa pièce la plus célèbre, Fuente Ovejuna, et c’est aussi avec lui que le frère Gabriel Tellez trouva son pseudonyme de Tirso de Molina.

La quatrième de couverture présente l’auteur comme historien, et ça ne fait pas l’ombre d’un doute : dans ce roman, Alfonso Mateo-Sagasta a tout mis, tout précisé, tout détaillé. Il n’est pas une rue, une gargote qui ne soit décrite ce qui bien sûr contribue au réalisme du roman. Ce qui m’a par contre relativement épuisée, ce sont les explications historiques sur les conflits et batailles en cours, les intérêts de telle ou telle maison, les querelles entre Grands. Et la guerre en Flandres (que soldats et Grands regrettent car ils sont désœuvrés), la paix relative, le siège de la Mamora, l’Italie…
Et disons-le, les références littéraires sont vraiment très précises et érudites, mes études d’espagnol sont loin et certaines allusions et explications directement liées à un texte sont demeurées lettres mortes. Le lecteur peu familier de littérature espagnole du Siècle d’Or pourra quand même trouver plaisir à cette lecture car il peut se lire comme un roman picaresque, comme les aventures d’un jeune homme plutôt naïf.

C’est un roman trop riche pour le lecteur profane, mais c’est aussi une immersion passionnante dans une époque, des mœurs, un pays puissant et bouillonnant. On pense forcément à Arturo Pérez Reverte et à sa série du capitaine Alatriste, toute de bruit et de fureur. Le lecteur français sera certainement plus déconcerté par ce roman de Mateo-Sagasta, à la fois par perte de repères et par manque de références.

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Voleurs d’encre

Alfonso Mateo-Sagasta traduit de l’espagnol par Denise Laroutis
Rivages, 2008
ISBN : 978-2-7436-1841-8 – 508 pages – 23 €

Ladrones de Tinta, parution en Espagne : 2002

35 Comments

  1. Merci pour cet avis. Je pense que ce livre pourrait me plaire ! je note pour les références littéraires et le côté piquant du « suspense » !

    1. Mais non, il se comprend quand même, mais si on ne connait vraiment rien de la période tant au niveau historique que littéraire, on risque rapidement d’être submergé de références…

  2. Très intéressant, je vérifie que mon homme ne l’a pas dans sa Pal à lui sinon ce sera pour bientôt … il a moins de lectures en retard que moi et ce titre devrait faire mouche pour son anniversaire. Quant à moi, je vide doucement ma pile, et malgré son intérêt, je passerai pour l’instant. (L’art et la manière d’avoir une lecture supplémentaire à disposition sans augmenter sa propre Pal 😉 !)

  3. très bon billet, mais j’ai fait Allemand et sciences (!) alors ce livre ma parait un peu trop érudit pour moi sur une période dont j’ignore tout ! c’est d’ailleurs sympa que tu le précises car ton billet tentant pourrait m’égarer sur un livre qui n’est pas fait pour moi. bonne journée.

  4. Jusqu’ici j’ai toujours aimé les romans picaresques mais je vais être prudente avec celui-ci car je ne connais pas bien l’histoire de l’Espagne même en ce Siècle d’Or. Je crains aussi que ce ne soit trop difficile d’accès pour moi.

    1. La lecture de Benassar, historien du Siècle d’or, aussi facile d’accès qu’érudit (c’est comme ça que je les aime, les historiens), te sortira de toute difficulté.

  5. Terrible ! Ton billet me laisse vraiment imaginer l’effort qu’il me faudrait faire pour venir à bout d’une telle lecture ! Une lectrice avertie en vaut deux, je passe mon tour pour ce titre ! 🙂

  6. tout à fait mon genre de livre picaresque et érudit même si je vais devoir faire des recherches sur internet en cours de lecture (ça c’est l’avantage du réseau et j’avoue je m’en sers souvent, en ce moment je m’intéresse au XIX italien, enfin de la péninsule italienne c’est compliqué et je n’en savais à peu près rien) – je note, je note :-)))

  7. Malgré tes mises en garde que je comprends parfaitement, je suis tentée, j’ai sur mes étagères un roman picaresque que j’aime beaucoup qui est je pense de la même famille « la vie du truand don pablos de segovia » de F de Quevedo
    je vais chercher celui là à la bibli

  8. Ce roman me semble intéressant, mais peut-être un peu trop difficile pour moi !!! J’ai l’impression que le lecteur frôle l’overdose avec cette multiplicité de détails…

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