Des éclairs de Jean Echenoz

Jean EchenozOriginaire d’Europe orientale, sans doute né une nuit d’orage, Gregor (tout court, même si Jean Echenoz s’est inspiré de Nikola Tesla) se révèle rapidement plus grand que tout le monde, plus brillant, plus ingénieux. Ses projets sont aussi grandioses que son imagination.

Un génie pareil ne pouvait qu’immigrer aux Etats-Unis, où il est d’abord le larbin de Thomas Edison à la General Electric. Il y a beaucoup à faire car le courant continu inventé par Edison pose de multiples problèmes : « incendies réguliers, pannes chroniques et accidents fréquents : plaintes, procès, dédommagements. Quoi qu’en dise Thomas Edison, ça ne va pas ».

S’il a vite appris la langue, Gregor n’a pas la mentalité des chefs d’entreprise et autres financiers américains qui profitant de ses talents le laissent ensuite sur la paille. L’ingénieur se fait alors manœuvre sur des chantiers. Les vaches maigres ne durent pas et c’est pour la Western Union, concurrent direct d’Edison, que Gregor s’en va travailler et mettre au point l’électricité alternative. Ce qui contrarie Edison qui va s’employer à démontrer que le courant alternatif, c’est mal. D’où la chaise électrique, « un contre-argument publicitaire » comme l’écrit Jean Echenoz qui manie l’humour noir avec délice. L’exécution de William Kemmler, premier condamné à mort à passer sur la chaise électrique en est un brillant exemple : l’exécution atroce est racontée avec force détails sur un ton aussi léger que macabre : un morceau d’anthologie signé Jean Echenoz.

La première tentative d’exécution échoue : après un choc électrique de mille volts, administré pendant vingt-sept secondes, Kemmler est encore vivant. On souhaite évidemment renouveler l’opération au plus tôt mais le générateur a besoin d’un certain temps pour se recharger. Il faut donc attendre un bon moment, fastidieux intervalle durant le quel on peut entendre hurler et gémir Kemmler, horriblement brûlé, ce qui produit une excellente ambiance dans le local. Une fois le générateur remis en marche, on procède à un deuxième essai pendant la longue minute duquel on fait cette fois monter la tension à deux mille volts : se répand très vite alors une forte odeur de chair grillée cependant que de longues étincelles jaillissent des membres de Kemmler, sa sueur abondante se transforme progressivement en sang, une épaisse colonne de fumée commence à s’élever de sa tête et ses yeux tentent avec succès de s’échapper de leurs orbites jusqu’à ce que, certifié par un médecin légiste, son décès ne soit plus douteux.
Voilà qui est fait. Après ce premier condamné calciné, les fâcheux effets du courant alternatif sur l’homme sont désormais indiscutables, Thomas Edison n’est pas mécontent.

Cependant Gregor gagne en notoriété : « on l’appelle magicien, visionnaire, prophète, génie prodigue, on le désigne plus grand inventeur de tous les temps ». Parallèlement, car ainsi va le monde, on le traite d’imposteur et d’escroc. C’est que l’ingénieur aime à parader, à monter des numéros publics à la gloire de l’électricité. Le bouillant ingénieur sort plus d’idées de son chapeau qu’il n’en peut mener à bien, laissant filer plus d’un brevet, plus d’une invention : « les autres vont s’emparer discrètement de ses idées pendant que lui passera sa vie en ébullition ». Il se fourvoie aussi, ses propos sur les extraterrestres contribuant à le discréditer aux yeux de ses collègues scientifiques.

Antipathique, maniaque, dépensier, le Gregor de Jean Echenoz oublie de faire de l’argent (il passe de plus en plus de temps à en chercher) et d’entretenir des relations. Aussi, au fur et à mesure que se ferment les portes de la communauté scientifique qui regarde comme extravagances des inventions qui ont juste quelques années d’avance, Gregor sombre doucement dans l’oubli, la misère et la passion colombophile, autre synonyme d’une forme de gâtisme pernicieux.

Jusqu’au bout, Jean Echenoz fait vibrer la touche ironique rendue légitime par l’antipathie que suscite ce Gregor asexué et maniaque. Un sale type génial en quelque sorte dans la vie duquel se croisent gloire et solitude, grandeur et décadence. C’est brillant et terriblement réjouissant.

Jean Echenoz sur Tête de lecture

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Des éclairs

Jean Echenoz
Minuit, 2010
ISBN : 945-2-7073-2126-8 – 174 pages – 14,50 €

31 Comments

  1. J’avais lu le début trop vite et j’allais justement te demande si c’était inspiré de Tesla! ;)) Voilà, un commentaire niaiseux au lieu d’une question niaiseuse :)) MAis je note!

  2. ENFIN, Un livre que j’ai lu ! Yes, ce jour est arrivé. J’ai adoré l’histoire, j’aime Echenoz, son humour génial, ses commentaires sur son héros, l’histoire formidable. J’ai aussi chroniqué ce livre. Comme je suis contente que tu l’ai lu et aimé ! Bises

    1. Ah oui, il fallait bien que ça arrive 🙂 Voilà bien longtemps que je n’avais pas lu Echenoz (au moins quatre ans puisque c’est le premier livre que je chronique sur ce blog) et c’est pourquoi je l’ai inscrit dans le challenge. Par contre, dans Je m’en vais par exemple, je ne me souviens pas de l’humour dont il fait preuve ici, très subtil et efficace, un vrai bonheur. (Par contre, je suis allée voir sur ton blog et je n’ai pas trouvé Echenoz dans l’ABC des auteurs…)

      1. Tu as raison, je viens de me rendre compte de ma bévue : je l’ai seulement posté sur Amazon (quand je n’avais pas encore de blog). Je le publie tout de suite de façon rétroactive et fais le lien avec ton avis. Bises et merci pour ta venue et celle de deux de tes fidèles lecteurs.

  3. Cela fait un moment que je l’ai noté, « dénoté », renoté, il faudrait que je me décide à le découvrir enfin ! Ce titre ou un autre de l’auteur…

    1. Ah oui vraiment, il le faut. Tu verras, quand le soleil reviendra, dans un chaise longue au jardin, il te fera passer un petit bonheur d’après-midi…

    1. J’ai proposé à ma fille de 19 ans de le lire, histoire de la sortir de son écran (elle ne lit pas en dehors des livres pour la fac) : succès total (qui tient aussi au nombre de pages, je ne me leurre pas…). Je n’ai pas lu tout Echenoz, mais ce titre-là est plus qu’abordable et surtout vraiment drôle par moment (j’entends par là qu’il ne faut pas se laisser impressionner par les éditions de Minuit !).

    1. Moi aussi ! Tellement qu’après la lecture de ton billet, je suis allée réserver Ce qu’il advint du sauvage blanc mais manque de bol (enfin pour moi), il a eu le prix Roblès du premier roman, prix organisé par la ville de Blois où se trouve la bib en question : tous les exemplaires pris d’assaut, longue liste d’attente…

  4. Décidément Echenoz prend un malin plaisir à travailler sur ces hommes qui ont du génie, peut importe le domaine. J’ai très envie de le lire maintenant ! Je te conseille Courir du même auteur si tu ne l’as pas lu, c’est avec lui que j’ai découvert Echenoz et que j’ai décidé de ne pas m’arrêter là dans la découverte !

    1. Parmi cette trilogie de biographies romancées, j’ai choisi Tesla parce qu’il faut bien avouer que la vie d’un gars qui court ne me tentait pas trop. Mais maintenant que je sais de quelle façon il traite le sujet, j’y retournerais bien.

  5. Je suis une inconditionnelle de cet auteur, l’humour, l’intrigue sont décalées, juste assez pour que sans trop savoir pourquoi on plonge dedans. « Courir » est dans la même veine que « Des éclairs », ou comment se passionner pour des héros finalement très problématiques ( et comme toi Ys, la vie d’un homme qui court, à priori cela m’indiffére) ! Il y a aussi  » Jérôme Lindon » qui ne fait pas parti de la trilogie mais qui est un texte vibrant d’amitié ( écrit, je crois, suite à la disparition de l’éditeur)

  6. On a assez peu de lectures en commun, mais là, je dis oui et encore oui. J Echenoz est parmi les auteurs français que je préfère : une langue magnifique qui à chaque fois me met dans un état pas possible lorsque je la lis.

  7. J’aime vraiment beaucoup cet auteur qui sait aller à l’essentiel et nous passionner par des sujets très variés. Tu me rappelles que je n’ai pas encore lu ce roman… Merci !

  8. Voilà un auteur que je n’ai jamais lu, mais qui m’intrigue beaucoup (j’ai Jérôme Lindon dans ma Pal) Ton billet fait très envie!

  9. Détail amusant: je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Bowie dans « Le prestige » en lisant ça, apparemment je ne suis pas la seule ^_^.

    J’ai bien aimé, mais beaucoup moins que toi, je dois bien l’avouer. Il y a un petit quelque chose dans l’écriture de l’auteur qui m’a un peu refroidie. Mais moins dans ce livre-ci que dans « Je m’en vais », du même auteur. Je tenterai quand même d’autres choses de lui, on en a dit beaucoup de bien au club de lecture qui lui était consacré…
    Tu avais déjà lu d’autres livres de l’auteur?

    1. Ça n’est pas dans ce film que le grand Bowie est le plus à son avantage (cette moustache !), mais comment ne pas en profiter pour glisser une petite photo… j’ai lu Je m’en vais justement, mais il y a bien longtemps. J’ai été attirée par cette bio, parce que j’aime bien ce genre des bio romancées. Et j’ai aimé le ton, la façon d’Echenoz d’interpeller le lecteur me plait.

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