La moitié d’une vie de Darin Strauss

A l’âge de dix-huit ans, Darin Strauss a tué une jeune fille, Celine Zilke : son vélo à elle s’est brusquement déporté vers sa voiture à lui, il n’a rien pu faire pour l’éviter. La moitié d’une vie n’est pas un roman mais une thérapie par les mots pour enfin parvenir à vivre avec la culpabilité. Non pas oublier, mais formuler le poids de cette vie en moins qui pèse sur ses épaules depuis tout ce temps.

Le lecteur prend Darin au moment même où il est au volant, qu’il parle avec ses amis et que le vélo de Celine sort de la route. Une description réaliste, de son point de vue à lui, qui pose d’emblée le problème de l’attitude : comment raconter ce qui s’est passé, mais avant tout, quelle attitude adopter face aux autres. Sous le choc, sans la moindre possibilité d’analyse, Darin décide de jouer un rôle, celui que, pense-t-il, on attend de lui.

J’avais le sentiment que, chaque fois que je me sentais capable d’exprimer sincèrement ma perception de l’événement – mon anxiété, le chaos de mes pensées, l’incommensurable culpabilité, cette impression d’avoir réussi un tour à la Houdini qu’éprouve tout être déclaré innocent -, ils s’arrangeaient pour m’embrouiller les idées. Tout était obscurci par une impression d’une nature totalement différente : celle d’être observé.

Tout le monde lui répète qu’il est innocent alors qu’il se sait coupable de la mort de Celine. « Je n’avais pas accès au langage de la douleur », explique-t-il a posteriori. Juste après l’accident, une séance de psychothérapie s’est révélée désastreuse par sa brutalité, et par la suite, la détresse s’est manifestée par des troubles digestifs et gastriques : la douleur silencieuse a grandi à l’intérieur. Pire, le jour des funérailles de Celine, Mrs Zilke lui demande de vivre désormais pour deux. Darin ne peut assumer un tel poids, le fantôme de la jeune fille est partout, à chaque étape à chaque événement, il se dit que Celine ne vivra jamais ce qu’il vit et que c’est sa faute.

Ce récit traite du ressassement bien sûr, mais sans apitoiement. Il décrit un jeune homme perdu, confus, dépossédé, ne sachant jamais comment réagir face aux autres, comment ne pas être « celui qui a tué Celine ». C’est aussi le récit d’une émergence par l’écriture car Darin Strauss sait qu’il ne serait jamais devenu écrivain sans Celine. Ce texte est son quatrième livre, les trois précédents étant des fictions « modelées à partir de faits réels ».

Mes codes moraux et esthétiques s’élevaient contre tout projet d’écriture d’un récit sur l’accident, contre l’idée de créer un outil de divertissement à partir de notre malheur commun, de distiller du miel à l’aide de vinaigre.

L’autofiction pose problème parce qu’elle est impudique, parce qu’elle pousse l’écrivain à dévoiler ce qu’il se cache depuis longtemps. Mais pour le lecteur, Darin Strauss n’est pas « celui qui a tué Celine », il est un écrivain , il a déjà une œuvre derrière lui. La moitié d’une vie n’est pas un divertissement mais le récit de la mort d’un jeune homme dont la vie a volé en éclats le jour où il a tué quelqu’un. C’est un autre Darin Strauss qui écrit, avec humilité et simplicité.

Darin Strauss sur Tête de lecture

 
La moitié d’une vie

Darin Strauss traduit de l’anglais par Aline Azoulay-Pacvon
Rivages, 2012
ISBN : 978-2-7436-2376-0 – 206 pages – 18.50 €

Half a Life, parution aux Etats-Unis : 2010

24 Comments

    1. L’auteur essaie de répondre à cette question en ce qui le concerne lui, il raconte son attitude, pourquoi il a réagi comme il l’a fait, pas toujours comme il pense aujourd’hui qu’il aurait fallu, mais comment dire « il faut faire comme ci ou comme ça »… ce texte est très sobre et et fort, intimiste sans être voyeur.

    1. Si ça l’est : l’auteur a longtemps reculé devant l’idée d’écrire quelque chose à partir de ce drame, puis ce livre est devenu une façon d’enfin exprimer ce qu’il ressentait.

    1. De toute façon, il serait devenu quelqu’un d’autre, quelqu’un de totalement différent sans cet accident. C’est comme si le Darin Strauss qui existait avant était mort en même temps que la jeune fille. C’est terrible de vivre ainsi…

  1. terrible…nul doute qu’il est modelé en partie par cet accident, ça donne froid dans le dos. Tout ce qui lui arrive de bien doit le culpabiliser sans fin…J’espère que non et qu’il a trouvé une issue…belle découverte

    1. Si tu es dans le coin, il sera au prochain festival America de Vincennes : on pourra certainement en savoir plus sur son parcours d’écrivain et sur la conception de ce livre.

  2. Il aurait été plus simple pour l’auteur et pour le lecteur, que Darin Strauss choisisse un «double» romanesque. Sinon, rude récit je trouve ! Je comprends en quoi la séance de thérapie a été brutale.

    1. Je ne crois pas qu’un double aurait eu la même valeur pour lui. Je crois qu’il faut qu’il affirme qui il est, qu’il ne soit plus pour ceux qui le connaissent « celui qui a tué Celine », mais un homme, et un écrivain, et pour ceux (ses lecteurs) qui ne savent rien de ce drame, il montre qui il est entièrement, ce qui a fait de lui l’homme qu’il est aujourd’hui. Ça ne peut pas se faire à travers un pseudonyme, je crois.

  3. Oh la la il doit falloir pas mal de courage pour réussir à en parler par le biais d’un écrit. La culpabilité doit être omniprésente… et il doit falloir apprendre à se reconstruire malgré tout et l’écriture est une bonne thérapie.

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