Brodeck doit écrire. Parce qu’il est le seul à pouvoir le faire, lui dit-on, le seul à être habitué, le seul à avoir les mots. Pourtant Brodeck ne les trouve pas ces mots, il tergiverse, élude, a recours à l’autre langue, le patois du coin. Il dit l’Ereigniës pour désigner le meurtre collectif, car c’est ça qu’il doit écrire Brodeck : comment tous les hommes du village (TOUS LES HOMMES DU VILLAGE) ont assassiné l’Anderer. Quand il est arrivé à l’auberge ce soir-là, c’était fait, ils venaient de le tuer. Et tout de suite ils lui ont dit qu’il devait écrire les faits, rien que les faits en leurs noms à tous.
On sait donc dès le début du roman de Philippe Claudel toute l’ampleur du drame. Ce que la suite s’emploie à décrire ce sont les personnages : Orschwir le maire, Göbbler le voisin, Diodème l’instituteur : qui sont tous ces gens ? Sont-ils une personne ou plusieurs ? Pourquoi tous sauf lui, Brodeck ?
Dans sa confusion, Brodeck ne raconte pas chronologiquement les faits, depuis l’arrivée de l’Anderer un an auparavant, jusqu’à son assassinat. A son rapport se mêle le récit de sa propre vie qui par touches de plus en plus sombres dira bien mieux que le rapport ce qui s’est vraiment passé au village ce soir-là.
Brodeck n’est pas du village. Bien qu’arrivé tout petit, il vient de très loin, d’un pays dévasté par la guerre. Orphelin errant, il a été ramené par la vieille Fédorine qui depuis veille sur lui. Il a grandi, est allé à l’école, les villageois se sont même cotisé pour qu’il fasse des études à la capitale, pour qu’il soit l’instruit. Mais ces études, il ne les a pas terminées car dans les rues grondaient la haine et la soif de sang. Il est rentré au village avec Emelia, sa femme, se croyant en sûreté, loin du monde. Mais les soldats sont arrivés, ils ont su qui il était et l’ont emporté. Il est parti là-bas, d’où on ne revient pas, les camps de la mort. Il a fait le chien Brodeck, il s’est humilié, a nettoyé les latrines. Puis il est revenu. Il a fallu effacer son nom du monument aux morts. Emelia avait changé. Définitivement.
C’est quelques mois après la guerre que l’Anderer est arrivé : souriant et chatoyant. Personne ne sait rien de lui, même pas son nom : qui est-il, d’où vient-il, où va-t-il, que fait-il là ? Un an après son installation à l’auberge, personne ne peut encore répondre à ces questions.
De même, le lecteur de ce roman de Philippe Claudel ne pourra pas répondre aux questions qu’il se pose traditionnellement : où se passe l’action et quand ? Après la guerre oui, probablement la Seconde Guerre mondiale, mais rien n’est dit, personne n’est nommé, aucun lieu, aucun dirigeant. Le village n’est malheureusement pas un village en particulier, mais n’importe quel village, un de ces endroits mesquins où chacun se surveille, médit en souriant, gonfle ses plumes pour être le chef de sa basse-cour. Des esprits bornés, peureux, prévenus contre celui qui n’est pas comme lui, c’est-à-dire celui qui n’est pas du village, l’étranger. L’Anderer est l’Etranger, mais Brodeck aussi, même s’il n’a jamais rien connu d’autre que le village. Un Fremdër (un Juif), voilà ce qu’il est : s’il l’a oublié (l’a-t-il jamais su ?), eux pas.
Grâce à une grande maîtrise narrative, Philippe Claudel dévoile peu à peu le passé qui ne passe pas. Les récits se croisent, aujourd’hui, hier, avant-hier, pour dessiner le portrait d’un individu qui ne sait pas, ne comprend pas, se trouve pris comme une marionnette dans la très grande Histoire des hommes et des haines. La mort de l’étranger et le rapport qu’il doit écrire l’amènent à reconstituer sa vie. Il interroge les habitants, découvre des faits qu’il ignorait sur son propre passé. Sur qui l’a dénoncé par exemple.
L’Anderer dont on ne saura rien est un beau personnage, énigmatique, dans lequel on peut voir beaucoup. Sait-il qu’il va mourir en arrivant au village ? Lui si gai et souriant, vient-il pour endosser les péchés des habitants, pour les prendre sur lui afin qu’ils s’en débarrassent ? Vient-il pour leur faire comprendre que leur mauvaise conscience sera désormais leur compagne, que malgré la fin de la guerre, il y aura toujours une ombre au tableau ? Ce qu’ils ont fait pendant la guerre ne disparaîtra jamais, comme lui. Tuer l’Anderer, c’est tuer le remords. Mais après l’Anderer, il y a Brodeck, celui qui est revenu d’où on ne revient pas, celui qui est toujours là.
Le rapport de Brodeck est un livre sombre et subtil, très bien construit, sur la faute, la bêtise qu’engendrent l’ignorance, l’exclusion, la lâcheté. Tout ce qui fait l’homme et l’empêche de s’élever. Philippe Claudel énonce sans condamner, c’est au lecteur de juger. Et d’agir.
Philippe Claudel sur Tête de lecture
Le rapport de Brodeck
Philippe Claudel
Stock, 2007
ISBN : 978-2-234-04773-9 – 400 pages – 21.50 €
J’avais beaucoup aimé les âmes grises, mais je n’étais pas parvenue à rentrer dans celui-la; dans mon souvenir (de plusieurs années), trop glauque, trop sombre, trop désespéré.
peut-être faudrait-il que je retente.
C’est sombre et désespéré, c’est certain, mais « les plus désespérés sont les chants les plus beaux« , non ? …
J’ai été marquée par ce livre qui s’est imposé à moi. C’est magistral. Comme tous les livres qui m’ont marqué, je dois le relire cet été.
Bonne semaine.
Si tu relis chaque été les livres que tu as aimés, tu passes incontestablement un bel été…
Autant j’avais adoré « Les âmes grises », autant j’ai été dubitative en lisant ce roman… Je l’ai trouvé à la limite de la complaisance morbide. Pourtant, j’aime beaucoup ce que fais Claudel d’habitude.
Ah bon ? Il n’y a pourtant pas de ce genre de descriptions faites pour arracher des larmes. J’ai trouvé tout ça très pudique justement.
un livre que j’ai beaucoup aimé au point de non seulement le lire mais aussi de l’écouter et toujours avec plaisir
Si un bon acteur lit ce texte, ça doit en effet être intéressant à écouter.
Magnifique roman. Claudel fait quand même partie de la crème des auteurs français actuels, c’est incontestable. Quelle plume !
C’est le troisième livre que je lis de lui et en effet, je trouve toujours ça très fort. L’enquête est un roman un peu particulier, vraiment différent mais qui montre justement la grande capacité de cet auteur à se renouveler.
Bravo d’avoir réussi à parler de ce livre : j’ai adoré mais suis incapable de le raconter, tant plusieurs versions sont possibles. Un grand moment littéraire en tout cas.
J’en ai peut-être dit un peu beaucoup, car en effet, c’est assez difficile d’en dire assez sans en dire trop.
Mon roman préféré de cet auteur…
Poignant sans tomber dans le « pathos », intelligent sans être moralisateur.
Très joli nouveau titre, au fait !!
Ce que j’ai surtout beaucoup admiré, c’est la façon dont il distille les faits petit à petit. Plus on avance dans la lecture, plus on se dit que la fin va être terrible…
Un roman dont j’avais aimé l’ambiance plus que l’histoire elle-même.
Il faut dire qu’elle est particulièrement triste.
J’ai même préféré aux « âmes grises ». Je l’ai lu à sa sortie mais j’en ai toujours un souvenir très présent.
ça ne m’étonne pas du tout, c’est le genre de livre inoubliable.
Depuis le temps que je pense à le lire… je suis ravie que tu en fasses un incontournable, cela va me pousser à le mettre dans les prioritaires !
Moi aussi, ça faisait un bout de temps que je tournais autour…
« le passé qui ne passe pas », le passé qui recommence, un truc avec des boucs émissaires et des cochons voraces, une grande ampleur, un autodafé, un magicien, une machine à écrire, une petite fille qui respire le soleil, un village qui pue la peur, un superbe texte. Et une note très juste.
Oh oui, il y a vraiment beaucoup de choses dans ce livre, les cochons oui, et cette merveilleuse petite fille. L’âne et le cheval aussi…
Beau roman qui m’avait réconcilié avec P. Claudel, après la méga-déception/méga-exaspération de La petite fille de M. Linh. Je crois l’avoir, moi aussi, encore préféré aux Âmes grises.
La petite fille de monsieur Linh, je ne l’ai pas lu, peut-être que ça vaut mieux, les avis me semblent très partagés.
Rhaaa !! Je l’avais sous les yeux ce week end et je l’ai reposé ! Je n’aurai jamais du !
Mauvaise pioche 🙂
sa noirceur m’a refroidie mais quel style! quelle écriture!
Il faut savoir à quoi s’attendre parce que sinon, ça peut attaquer le moral en effet…
Bonne idée de me rappeler qu’il faut que je l’exume de ces immenses piles que constitue ma PAL
Mais oui, car je ne doute pas qu’elles regorgent de bonnes choses à lire, voire d’excellentes…
RHaaa ! Claudel est pour moi ma découverte 2013 (avec Gaudé mais c’est pas pareil) et plus je le lis, plus je pense que c’est L’ECRIVAIN du 21ème siècle ! J’ai lu Le café de l’Excelsio, Meuse l’oubli, je viens de commencer L’Enquête et après ce sera Les âmes grises. Il a un style noir mais incomparable…
Je n’ai pas lu les titres que tu cites, à part L’enquête qui est vraiment différent, kafkaien. Il me reste donc encore beaucoup à découvrir de cet auteur : tant mieux.
J’aime beaucoup cet auteur et pourtant je n’ai pas encore réussi à me motiver pour lire ce roman… Bientôt peut-être ?…
Mieux vaut être dans de bonnes dispositions, choisir le bon moment…
Ce bouquin est géant. Il m’avait réellement bouleversé. Et lire ta chronique réussit à raviver les émotions qu’il avait animé en moi à l’époque de sa lecture, lors de sa sortie en librairie il y a déjà 6 ans…
Je ne doute pas que certaines scènes restent gravées pour longtemps.
J e découvre ta nouvelle présentation, j’aime bien, et j’adore ton titre! Claudel est un auteur de ma région lorraine, pourtant je le connais peu, un seul livre lu, Les âmes grises, que j’avais bien aimé…Pourtant pas suffisamment pour me précipiter sur les autres. Alors, ce Rapport, peut-être, à l’occasion?
Il ne fait aucun doute que ce livre te plaira, Claudel est vraiment un bon styliste, il n’en fait pas trop et frappe fort.
Je n’avais pas aimé Les âmes grises, enfin pas beaucoup. Du coup, je freine à lire celui-ci, pourtant dans ma PAL, suite à un concours.
C’est un auteur tu peux donner une seconde chance, je pense que tu pourras l’apprécier.
J’avais été transportée aussi 😀
Difficile de ne pas l’être…
C’est un livre difficile, mais indispensable, P.Claudel s’est trouvé les mots juste pour décrire l’insoutenable, il n’a pas son pareil pour décortiquer l’âme humaine.
je ne connais pas vraiment la production contemporaine actuelle, mais cet auteur-là me plait beaucoup et je suis d’accord avec toi, il est très fin psychologue.
Je l’ai énormément aimé ce roman. Ce côté un peu « ça pourrait se passer n’importe où » fait réfléchir…
Petit drame de village mais universel, c’est ça qui fait frémir…