Deux frères, le Grand et le Petit, dans un puits pendant quatre-vingt-neuf jours. A manger des racines et des vers. A boire de l’eau boueuse. A s’insulter, se réchauffer, se frapper et se consoler. Le Petit se délite, arpente les sentiers menant à la folie, se transforme en tas d’os qu’il enterre. Le Grand fait de l’exercice, entretient ses muscles pour le jour où…
Et tout ça sans toucher au sac de nourriture avec lequel ils sont tombés dans le puits.
Le lecteur saura peut-être au final pourquoi les deux frères se trouvent dans le puits. Peut-être parce qu’il n’est pas certain que l’explication fournie par le Grand soit vraie. Il y a tellement de choses peu crédibles dans leur aventure qu’il est permis d’y voir non pas un roman réaliste mais bien un conte.
Un conte cruel, comme beaucoup de conte.
Et qui dit conte dit interprétation(s), d’autant plus que les éléments allégoriques ne manquent pas. Enfermement, bannissement, grotte, lutte fratricide : Jonas, Platon, Abel, Caïn… Et tutélaires, deux autres frères, ceux de Gaétan Soucy dans La Petite fille qui aimait trop les allumettes. Aucun doute, le deuxième roman de l’Espagnol Iván Repila (le premier n’a pas été traduit en français) suscite réflexion. Il peut même déranger, voire choquer car rien n’est épargné au lecteur de la souffrance des corps aux assauts sinistres de la folie. Peu à peu le Petit se déshumanise, devenant objet de scandale et de répulsion, celle-là même éprouvée par le lecteur devant cette déchéance. Et devant cette obstination à vivre car enfin, ne vont-ils pas finir par mourir et qu’on n’en parle plus ? Oui, qu’on sorte enfin de ce trou où l’on est enfermé avec ce presque cadavre d’enfant…
… que sa mort soit célébrée dans un concert de bruits et de pas illuminant les ténèbres, et que nous sortions demain de ce mauvais rêve, gagnés par le courage de la mer agitée, enfin capables d’abattre ces murs qui nous ont fait taire – réinvestir les lieux, reprendre la parole.
A lire ces derniers mots du roman, il est clair que le puits est une étape, une contrainte subie par des enfants confiants et abusés. Il faut survivre, se débrouiller pour grandir, pour en sortir plus fort et « réinvestir les lieux, reprendre la parole ». Ne pas céder à la contrainte ni à la facilité. Au prix de sacrifices, s’en sortir plus fort. Impossible de ne pas y voir aussi une allégorie de la situation de l’Espagne aujourd’hui, d’autant plus qu’Iván Repila cite, ironiquement, Margaret Thatcher en exergue de son roman : « Dans un système de libre échange et de libre marché, les pays pauvres – et les gens pauvres – ne sont pas pauvres parce que les autres sont riches. Si les autres étaient moins riches, les pauvres seraient, selon toute probabilité, encore plus pauvres ». Soyons donc riches sans aucune mauvaise conscience…
Aux pauvres qui crèvent et souffrent dans leur trou, il est quand même permis de rêver, car l’imagination ne coûte rien et permet l’évasion.
Voilà tout ? Les hommes doivent-ils vivre entre des murs sans portes ni fenêtres ? Y a-t-il autre chose au-delà ? Oui, mon frère, oui, il y a autre chose ! Je le sais ! Car nul ne peut retenir ce que j’ai dans la tête, là, à l’intérieur. C’est un territoire sans murs, sans puits, juste à moi. Et bien réel puisqu’il me fait évoluer.
Le puits
Iván Repila traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud
Denoël, 2014
ISBN : 978-2-207-11768-2 – 109 pages – 11 €
El niño que robó el caballo de Atila, parution en Espagne : 2013
C’est marrant, chaque billet sur ce livre propose une interprétation différente. Je vais en conclure que c’est un texte hyper psychanalytique, un point c’est tout 😉
Je n’en ai pas lu d’autres, à part le tien à l’instant. Et oui, il se pourrait bien que ce texte soit interprétable de multiples façons psy, le puits et le ventre maternel est évident, et ne contredit d’ailleurs pas mon point de vue, à savoir que les abandonnés vont devoir naître à nouveau après une terrible gestation qui les fortifiera.
Après avoir lu plusieurs avis sur ce livre, ton interprétation me donne une furieuse envie de me frotter à ce texte.
Tant mieux ! De mon côté, je vais être attentive aux lectures de chacun car je suis curieuse de connaître les interprétations qu’on peut tirer de ce texte.
J’ai trouvé moi aussi dans ce texte une lecture très riche. Peut être trop pour celui qui souhaite un chemin bien balisé. Ici, chacun peut y voir (ou pas) selon ses propres références. C’est déstabilisant. Et quand en plus on y ajoute la violence du récit, ça fait forcément un roman très dérangeant. Au final, je ne sais toujours pas si j’ai aimé, mais ça m’a terriblement marquée.
Tout ce qui fait réfléchir est bon à prendre rien que pour ça. Mais pour nous pousser à nous interroger, certains choisissent de nous bousculer, de faire un peu trembler le socle, et ce n’est pas si mal puisque ça questionne…
là c’est sûr je ne le lirai pas, je laisse la souffrance de cette sorte pour la réalité et je n’aime pas trop la retrouver dans des livres.
Il ne s’agit pas ici de sordide social. Ça n’est pas gai il est vrai, mais non plus complaisant car au final, chacun s’interroge forcément sur ce qu’il vient de lire.
Ce n’est pas pour moi non plus, je ne lis pas pour me rendre malade…
Non, mais je sais que tu lis aussi pour t’interroger sur le monde, le nôtre, celui qui est près de nous. Et c’est ce monde-là qu’interroge cet auteur il me semble, une société capable d’abandonner sa jeunesse à une mort certaine. Et cette belle réflexion sur l’imagination te plairait, je crois…
Les billets au sujet de ce roman sont très différents. Mais là, à la lecture de ton billet, je meurs juste d’envie de le lire, de me faire ma propre idée et interprétation.
Merci pour ce très beau billet ô combien intéressant !
Cajou
Je lirai le tien avec beaucoup de curiosité !
J’aime ton interprétation du livre, mais je ne le lirai pas, ils sont enfermés
Ce n’est à l’évidence pas un livre pour claustrophobes…
Très intrigant ce livre ! Il faudra que je le lise pour savoir exactement de quoi il retourne.
Je me réjouis d’avance de lire des billets sur ce roman afin de savoir ce que chacun y voit.
J’ai vraiment beaucoup aimé ce texte difficile, j’ai été totalement conquise par le phrasé, les mots et le style de l’auteur.
Tu as raison, ce qui me fais regretter d’être aujourd’hui trop fainéante pour lire en espagnol : j’aurais certainement pris plus de plaisir encore à le lire en v.o.
Je lis tous vos billets et je n’arrive pas à comprendre vraiment de quoi il s’agit. Va falloir le lire.
Il s’agit à la base de deux frères dans un trou. Après, on peut beaucoup imaginer…
Ce titre m’intrigue de plus en plus, et pourtant, je n’en avais jamais entendu parler avant vos billets !
Vive les blogs !
Quel roman! Je me demande encore ce que je vais pouvoir lire après ça.
Je crois qu’il va me marquer durablement…
en effet texte intriguant, j’ai tout accepter sauf le meurtre de la mère, que j’explique après vos commentaires comme le meurtre de Thatcher , mère de notre société et de nos infortunes…
Ce n’est qu’une interprétation possible… guidée oui par la citation qui ouvre le roman. A l’évidence, cette mère qui abandonne ses enfants à leur triste sort est « assassinable » si on se place au niveau de la métaphore. Au pied de la lettre, c’est plus dur à accepter…
au pied de la réalité en effet, rarement un Petit tuerait une mère aussi perverse ou maltraitante soit-elle! car sinon je ne comprends plus la citation première! et enfin comme d’hab je trouve la tirade vendeuse de Valdes excessive, et un peu courte! on est en manque d’un argumentaire plus construit.