Enclave de Philippe Carrese

EnclaveJanvier 1945 : devant l’avancée soviétique, les Allemands sont contraints d’abandonner les territoires conquis, camps de travail et d’extermination compris. Ils laissent derrière eux des survivants hébétés, incrédules, apeurés. N’est-ce pas une ruse ? L’Ennemi ne va-t-il pas surgir de derrière une porte ? N’attend-il pas tapi dans les ténèbres ?

Les prisonniers de Medved’ en Slovaquie franchissent les grilles du camp, avancent dans la neige sans que personne ne les entrave. Voilà, ils sont bel et bien partis. Il n’y a plus qu’à franchir le pont qui enjambe le terrible torrent et la liberté sera là. Mais les Allemands sont partis moins précipitamment qu’il n’y parait, prenant soin de rendre tout départ impossible.

C’est le comble de l’ironie : les prisonniers de Medved’ n’ont plus de gardiens mais ne peuvent quitter la prison naturelle de ce camp retranché. A l’origine conçu pour encourager la recherche aurifère (voire celle du royaume souterrain d’Agartha), Medved’ est devenu un lieu de production de cercueils, un bordel de luxe pour officiers nazis en permission ainsi qu’un centre d’élevage pour enfants des lebensborn. Enclave allemande sur le territoire slovaque dirigé par monseigneur Tiso, sa situation géographique en fait un lieu propice à l’oubli : les montagnes des Tatras séparent la Slovaquie de la Pologne, ultimes confins des Carpates.

Il va donc falloir s’organiser pour survivre encore, au moins jusqu’au printemps qui dégagera peut-être une voie d’accès vers la liberté. Quelques personnalités fortes émergent parmi ces quelques cent quatre-vingts survivants, dont Dankso prend rapidement la tête. Il se montre lucide quant à la situation qu’il prend en main énergiquement, tandis que d’autres en sont encore à émerger du cauchemar dans lequel ils ont vécu pendant près de cinq ans. Beaucoup ne sont plus capables de prendre des décisions, d’autres ne sont plus bons qu’à obéir. Sur ce terreau de résignation et de défaite, Dankso construit son petit royaume.

Philippe Carrese, à travers le regard d’un enfant de treize ans, fils d’une prostituée allemande du camp, met en place les différentes étapes d’une marche implacable vers le totalitarisme : autoritarisme, démagogie, élimination des opposants, instauration de boucs émissaires puis d’un climat de peur et d’insécurité, tout est là pour qu’à la « république démocratique de Medved' » advienne le pire.

Si le camp de travail de Medved’ n’a pas existé, on n’a cependant pas de peine à le replacer dans le contexte de libération des camps d’Europe centrale. Ici les Allemands n’ont pas laissé la place aux Soviétiques mais au vide. Ces hommes et ces femmes anéantis par les souffrances et les humiliations ne sont pour la plupart plus que des fantômes facilement modelables, habitués à obéir, craintifs. Il n’est donc besoin que d’un homme un peu plus charismatique que les autres, qui sache s’entourer d’autres hommes dévoués et voilà le despotisme en marche.

A l’échelle de l’Histoire, les faits relatés dans Enclave de Philippe Carrese vont très vite mais il s’agit plus ici de mettre en place des mécanismes que de décrire une réalité. C’est pourquoi le lecteur est immergé dans sa lecture, saisi par les rouages qu’il voit se mettre en place, par cette répétition de l’Histoire à petite échelle. Les personnages très incarnés et les voix singulières, en particulier celle du narrateur qui devenu vieux raconte ce qu’il a vécu enfant. Philippe Carrese entretient sobrement le suspens sur le devenir des différents protagonistes : malgré la gravité du sujet, la maîtrise du romanesque amène le lecteur à réfléchir sur la prise de pouvoir, la dépendance à autrui, la manipulation de masse et le consentement passif devant des situations intolérables. Si Dankso devient un despote, c’est aussi parce que personne ne s’est opposé à lui avant que ses propres intérêts ne soient en jeu.

La sobriété n’est pas un des moindres atouts d’Enclave qui échappe au pathos tout en troublant et interrogeant le lecteur.

Enclave

Philippe Carrèse
Plon, 2009
ISBN : 978-2-259-20975-5 – 317 pages – 20 €

18 Comments

    1. Mon fils, en 1ere, étudie les totalitarismes : je pense lui proposer ce roman qui me semble une illustration romanesque parfaite des mécanisme de mise en place d’un (petit) état totalitaire.

    1. Ce n’est certes pas un sujet très gai mais on est vraiment emporté par le romanesque. C’est le propre des romans intelligents : leur intrigue nous emporte et ensuite nous porte à réfléchir…

  1. Un roman très efficace, comme tu le soulignes, on voit effectivement les rouages politiques se mettre en place, ce qui laisse le lecteur se mettre à distance pour cogiter sur ce qu’il aurait fait, lui de cette « liberté » … Le début est particulièrement haletant ( le train et le tunnel) !

    1. Tout à fait d’accord : le lecteur se trouve transporté près de ces hommes qui regardent la locomotive pénétrer dans le tunnel ; comme eux, on attend, on espère, on se réjouit : très prenant.

    1. Je suis en ce moment plongée dans une thématique Seconde Guerre mondiale : je regarde quantité de documentaires pas gais du tout (dont « Jusqu’au dernier : la destruction des Juifs d’Europe » dont je t’ai parlé) et j’ai envie de lire des romans ou des ouvrages relatifs à la période. Mais ça passera certainement : je reviendrai à des lectures plus légères car tout ça est parfois très éprouvant…

  2. Je confirme pour l’ado … Mon fiston l’a lu sur mon conseil (quatorze ans tout plumé …) et lui qui n’aime que l’héroïc-fantasy a lâché « C’est pas mal ton truc ! ». On est au max de l’enthousiasme … Je pense que ce qui peut plaire, c’est vraiment le mélange « ferme des animaux » et romanesque.

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