L’espoir, cette tragédie de Shalom Auslander

L'espoir, cette tragédieSolomon Kugel vient d’acheter leur maison aux Messerschmidt, une fermette à rénover pas trop loin de New York. Il espère y mener une vie tranquille, permettant à sa femme de terminer son livre et à son fils de trois ans, Jonas, de s’épanouir.

Solomon a tout vu, tout lu, tout entendu sur l’Holocauste. C’est bien simple, dès son plus jeune âge, il a eu droit à Primo Levi, Elie Wiesel et aux dix heures de Shoah. Car sa mère, bien que née aux États-Unis en 1945, est persuadée d’être une survivante : elle le répète, le ressasse, jusqu’à s’en persuader. Kugel est un bon fils, il dépose même chaque matin des fruits et légumes dans le jardin de sa mère pour lui faire croire que ses plantations ont poussé. Alors il dit « oui maman » pour la Shoah, mais en fait, il n’en peut plus des camps, des morts et des survivants…

… il ne lui manquait plus que de trouver Anne Frank dans son grenier…

Elle est vieille, elle est moche, elle pue et en plus, elle chie dans la conduite de chauffage ! Ayant réussi à fuir le camp, l’Europe, elle vit là depuis plusieurs dizaines d’années. Elle a bien essayé de se manifester mais question notoriété, mieux valait qu’elle reste morte.

Il y a une dizaine de livres de survivants… non, des dizaines de dizaines, mais personne ne les lit. Tu sais pourquoi ? Parce qu’ils ont été écrits par des survivants. Les gens lisent le Journal d’Anne Frank parce qu’elle est morte !

Il faut donc continuer à tenir le passé à l’écart, loin, dans le passé. Le retour d’Anne Frank serait un retour de la culpabilité, à l’image de la mère de Kugel qui elle culpabilise de ne pas être une survivante. La culpabilité, c’est la planche de salut des Juifs aujourd’hui, l’impossible retour d’Anne Frank en témoigne.

J’ai été l’heureuse bénéficiaire de six décennies de culpabilité et de remords, monsieur Kugel.

et pour une telle manipulatrice, c’est l’idéal :

Les Messerschmidt, a-t-elle déclaré, étaient de braves gens. Allemands, d’accord, mais qui en avaient honte. Ce sont les meilleurs. Je préfère les gens qui se détestent. Allemands complexés, Juifs complexés, Français complexés, Américains complexés. Nous aurions beaucoup moins de problèmes dans ce monde si plus de gens avaient le courage de se détester.

Pour sa survie, Solomon doit se débarrasser et de sa mère (soit disant mourante), et d’Anne Frank (prétendue morte).

Mère en bas, gémissant, grognant, rotant ; Anne Frank en haut, tapant sur son clavier, se trainant, soufflant, imprimant, pestant, et Kugel pris au milieu de ce misérable sandwich de souffrance, dans le piteux vacarme de ces corps défaillants, les pets, les toussotements, les râles, les grondements, le concert nocturne de l’Orchestre du Malheur juif…

Mais un Juif peut-il décemment mettre Anne Frank à la rue ? La laisser mourir de faim ? Se comporter pire qu’un nazi ?

Irrévérencieux, extravagant, provocant : autant d’adjectifs pour qualifier L’espoir, cette tragédie, premier roman de Shalom Auslander (prénom ô combien ironique dans le contexte…) qui remet en question le devoir de mémoire, la mortification, voire la glorification de la souffrance passée. Enfermement, manipulation : cet apitoiement hors de propos enchaine les Juifs à un passé qui n’est plus Histoire mais fiction. La distinction est de taille :

Je crois qu’il y a une différence entre ne jamais oublier l’Holocauste et déblatérer sans cesse à son propos.

Dans une veine hyper-corrosive, Shalom Auslander renouvelle la figure du Juif nécessairement souffrant, victime de sa famille, de ses croyances, de son passé. Et l’interroge par le rire, au risque de s’attirer les foudres des plus orthodoxes.

L’espoir cette tragédie

Shalom Auslander traduit de l’anglais par Bernard Cohen
Belfond, 2013
ISBN : 978-2-7144-5302-0 – 326 pages – 20 €

Hope : A Tragedy, parution aux États-Unis : 2012

30 Comments

  1. Parfaitement iconoclaste, ce titre, c’est certain ! Et pour moi, un indispensable ! Tu rends parfaitement compte de cette remise en cause de la culpabilité « sanctifiée » …
    Dommage que Solomon n’assume pas jusqu’au bout en toute lucidité !

    1. Solomon ne peut pas assumer, ne peut pas aller jusqu’au bout : les traditions (les matsots) le rendent physiquement malade, idem pour le passé lié à la Shoah (il passe toute la visite des camps aux toilettes) mais il n’a pas la carrure pour assumer (pour ça, il faudrait qu’il se débarrasse lui-même de son plein gré de sa mère et d’Anne Frank). Il n’en est qu’au dégoût, pas encore à la réaction curative. L’image des Juifs aujourd’hui selon Auslander ?

  2. J’avais adoré les Lamentions du Prépuce qui m’avaient fait beaucoup rire…j’ai celui-là dans ma PAL, je me souviens qu’il avait fait scandale à sa sortie…bon, et bien y’a plus qu’à!

  3. J’ai adoré ce roman. Il permet de prendre du recul par rapport à l’humain. C’est de l’humour noir et cynique comme je l’aime. J’ai écrit l’an passé un article qui est dans la même lignée que le tien.

  4. Excellent le postulat de départ, le point de vue général et le ton. Ça me plaît bien tout ça! Bon tu as déjà alourdi ma PAL d’un coréen mais j’ai de la place pour la littérature étrangère. 🙂

    1. Je ne garantis rien pour le coréen : je ne l’ai pas lu. Mais vu ton parcours et tes affinités, je pensais qu’il pourrait te convenir. J’espère d’ailleurs que tu le liras et nous donneras ton avis, je me mets bien trop lentement à la littérature coréenne.

  5. Bonjour Sandrine, ayant beaucoup apprécié La lamentation du prépuce (très amusant), j’étais très intéressée de lire ce roman ci et puis malheureusement, le livre m’est tombé des mains, j’ai dû lire 20 pages, je n’ai pas « accroché » du tout. Bonne après-midi.

    1. Ah oui ? C’est très surprenant : j’ai lu un peu partout que ce roman poursuivant dans la même veine humoristique que ses Lamentations…. C’est dommage en tout cas d’être déçu comme ça quand on a apprécié une première approche d’un auteur…

  6. Pas encore lu Auslander, mais je pense que cet humour a tout pour me plaire ! J’ai d’ailleurs acheté « La lamentation du prépuce » il y a quelques mois de cela, et ce dernier vient à l’instant de remonter au sommet de ma PAL

      1. J’ai lu « La lamentation… », qui m’a beaucoup fait rire. Le narrateur entretient une relation pour le moins particulière avec Dieu, qui donne lieu à de nombreuses réflexions hilarantes.

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