La septième fonction du langage de Laurent Binet

La septième fonction du langage de Laurent Binet

Écrire un roman sur la sémiologie, avec pour protagonistes Roland Barthes (très brièvement), Philippe Sollers, Umberto Eco, François Mitterrand et même, Valery Giscard d’Estaing ? Voilà qui a tout du défi, surtout s’il relève du genre policier avec courses poursuites (en R16), gros flingues et castration. Oui, castration. Certains ont donc beaucoup à perdre à chercher la septième fonction du langage, théorisée par Roman Jackobson, comme les six autres. Mais celui qui en détiendra la formule a tant à y gagner, qu’ils sont nombreux à se lancer à sa recherche. Quasi magique, elle permettrait de maîtriser le langage au point de toujours convaincre son interlocuteur…

Si Roland Barthes a bien été renversé par une voiture le 20 février 1980, l’accident n’était pas dû au hasard, nous révèle Laurent Binet : le critique et sémiologue français sortait d’un déjeuner avec François Mitterrand, candidat aux futures élections présidentielles. Il avait sur lui un document que se disputent les candidats, certains Bulgares et même un improbable couple de Japonais en Fuego.

Le commissaire Bayard enquête sur la mort de Roland Barthes. Comme ce fonctionnaire de police à l’esprit très étroit ne comprend rien à la sémiologie (rassurant : le lecteur ne peut être plus ignorant que lui), il enrôle de force un certain Simon Herzog, chargé de cours à Vincennes. En bon sémiologue, il interprète les signes et devient, dans ce contexte policier, un émule de Sherlock Holmes. Le commissaire Bayard fait donc d’Herzog son traducteur et interprète. Et le nôtre par la même occasion : Bayard faisant figure de candide (pour ne pas dire d’idiot…), Simon lui explique ce que ses brillants interlocuteurs veulent dire. Ce qui donne lieu à de savoureux dialogues :

« Que savez-vous de la sémiologie ?

– Euh, c’est l’étude de la vie des signes au sein de la vie sociale ? »

Bayard repense à son Roland-Barthes sans peine. Il serre les dents.

« Et en français ?

– Mais… c’est la définition de Saussure…

– Ce Chaussure, il connaît Barthes ?

– Euh, non, il est mort, c’est l’inventeur de la sémiologie.

– Hm, je vois. »

Le lecteur tenté par ce roman se posera bien légitimement une question : faut-il être sémiologue pour l’apprécier ? La réponse est non, bien sûr, mais avoir un peu fréquenté la linguistique est à l’évidence un plus et avoir lu Barthes et Foucault ne nuit pas. La septième fonction du langage serait-il dès lors un roman réservé à un entre-soi intellectuel ? Non, pas dans un premier temps en tout cas, puisque ce roman joue aussi avec les codes du roman noir, voire du roman d’espionnage à la James Bond. Il est aussi une caricature de l’intelligentsia française, qui parle un jargon incompréhensible, s’invite à dîner, se drogue, copule, se tire dans les pattes et s’aime énormément. On fréquente des saunas gays assez sordides et des clubs rhétoriques très fermés où la défaite coûte un doigt, au sens propre. Foucault et Sollers ne sortent pas grandis du tableau, ça en agacera plus d’un.

Laurent Binet choisit de jouer la caricature et le cliché, tout en affirmant garder une certaine distance, une marge de manœuvre purement romanesque. Par ailleurs, tous les protagonistes, sauf Bayard et Simon, ont existé, le name dropping fonctionne à plein, de même que les références musicales, publicitaires, télévisuelles…etc.  C’est donc confortablement installé dans un contexte bien balisé qu’on dévore la première partie du roman, se réjouissant qu’un jeune auteur secoue avec humour et intelligence ce petit monde de pédants prétentieux et autocentrés. On s’amuse bien, c’est malin en plus : que du bonheur.

Bien dommage donc qu’on aille ensuite se perdre à Bologne, Cornell et à nouveau en Italie : Laurent Binet aurait gagné à raccourcir son intrigue plutôt qu’à nous imposer les débats sans fin du Logos Club et les diverses interventions des théoriciens de la French Theory à la conférence de 1980. Ça n’est plus si drôle, même les scènes de sexe sont lourdingues. La fin retrouve la verve du début, mais on compte tout de même une bonne centaine de pages en trop. Ce qui ne m’empêche pas de conseiller ce roman, pour son audace, son humour, et disons-le, son érudition.

Comme dans l’excellent HHhH, mais dans une moindre mesure, Laurent Binet travaille la figure du narrateur qui de loin en loin intervient, questionne et suppose. Place de l’auteur, du narrateur ? Statut des personnages quand ils sont aussi des personnes ayant existé voire encore en vie ? Questionner la littérature ne peut pas faire de mal, tout comme questionner le langage. Car derrière ses allures de complot potache et de caricature du milieu intellectuel parisien, La septième fonction du langage souligne la force de la langue : celui qui possède le pouvoir des mots possède le pouvoir, tout simplement.

La septième fonction du langage

Laurent Binet
Grasset, 2015
ISBN : 978-2-246-85494-4 – 496 pages – 22 €

55 Comments

  1. Un billet très intéressant car c’est l’un des seuls romans de la rentrée littéraire française qui me tentait. Mais le bémol sur la centaine de pages en trop (moi qui déteste les bouquins trop longs) freine mon élan… me voici bien ennuyé !

      1. merci, merci !!! J’ai très envie de le lire depuis les premiers papiers parus et en même temps j’ai un peu peur de l’aborder !

  2. J’avais pourtant bien aimé l’approche originale de HHhH mais j’ai écarté celui-ci de ma rentrée sûrement à cause du titre. On en parle beaucoup dans la Presse. Ton avis ne m’incite pas vraiment à la découverte mais je verrais bien plus tard. Il sera sûrement en bibliothèque.

    1. L’impression d’être devant un livre difficile s’estompe dès les premières pages : pas besoin d’être téméraire 😉

  3. J’avoue que le sujet me laisse carrément perplexe… Pourtant je crois que je vais avoir du mal à passer à côté de ce roman (cela dit je n’ai toujours pas lu son premier, tentant aussi…)

    1. Oui, on se demande pourquoi on irait lire un livre sur une fonction du langage, une qui n’existe pas en plus ! Heureusement, ce n’est pas un livre pour linguistes, on saisit rapidement l’enjeu de cette fonction.

  4. Ce livre me tentait bien car je suis linguiste de formation mais cela fait longtemps que je n’ai plus vraiment « pratiqué ». Je n’ai encore rien lu de cet auteur. Ton billet me tente et me fait peur. A voir, en fonction de mon état de fatigue aussi.

    1. Alors franchement, si tu as une formation de linguiste, ce livre devrait te réjouir : tu vas retrouvé tous ceux qui t’en ont fait bavé et tu pourras pleinement jouir de leurs ridicules 🙂 Sans blague, c’est un peu un défilé de clowns linguistes, très exagéré parfois, mais plaisant.

    1. Je suis d’accord avec toi : le pavé, c’est à partir de 500 ! Ceci dit, j’ai lu ça en format numérique et ma liseuse m’affiche 416 pages. Mais j’ai regardé sur le site de la Fnac qui en annonce 496… manquerait plus que j’en ai raté 80 !

  5. J’en entends parler un peu partout et je suis très intriguée par ce roman. Tu me donnes envie de le découvrir pour avoir mon propre avis sur la question 🙂

  6. Mouais… je n’ai pas lu son premier roman, et celui-ci ne m’arrache pas des cris d’enthousiasme non plus… (J’espère que tu n’es pas choquée…)

    1. HHhH est vraiment un très bon livre. Je l’ai lu deux fois déjà, et peut-être à la troisième je ferai un billet 🙂 Sans blague, je l’ai lu comme un laboratoire de roman historique, sur comment on travaille l’Histoire et la fiction et ça tombe bien, c’est un sujet qui me passionne littéralement. C’est même exactement le fil conducteur de la formation que je donne sur le roman historique. Je le fais lire parfois à mes stagiaires, quand c’est possible, et les débats qui s’ensuivent sont toujours passionnants. Donc tant pis pour Barthes, parce que si tu veux lire un roman de cet auteur, n’hésite pas à lire HHhH.

  7. J’ai adoré. Je comprends les réserves qu’il inspire (faut-il avoir fait des études de linguistique ou connaître le parcours des philosophes cités pour apprécier cette lecture…) mais je ne pense pas que cela entâche la qualité de lecture. Personnellement je n’y ai pas vu de longueurs. Au contraire chaque passage (même ceux sur Bologne et le campus américain) est déterminant quant à l’avancé de l’intrigue policière et à la peinture des sphères intellectuelles et politiques des années 70-80.années 70-80.
    En bref, ce roman je l’ai qualifié sur mon blog de « délicieusement impertinent, judicieusement érudit et terriblement captivant ». Il est parmi les livres de cette rentrée qui m’ont le plus convaincue et enthousiasmée.

    1. Merci pour cet avis. Effectivement, impertinent, érudit et captivant sont des adjectifs qui conviennent très bien à ce roman.
      Et bienvenue ici !

      1. Je ne suis pas sûre de vouloir le lire. Je pense qu’elle parle trop d’elle : cela ne m’intéresse pas de connaître ses états d’âme d’écrivaine.

      2. Oh, ça n’est pas du tout ça, je t’assure, c’est beaucoup plus intéressant : reviens demain sur le blog, mon billet sera publié 😉

  8. Bon , moi aussi je fais parti de ceux qui disent que celui ci est un des seuls que j’ai repéré dans cette rentrée.Mais parti comme ça, je sens que je vais d’abord taper dans ma PAL

    1. Sûr que tout livre peut attendre, mais quand je suis tentée, j’aime bien savoir pourquoi on fait du bruit autour d’un livre 😉

  9. En revenant un peu sur la blogo de retour de vacances, je vois ce titre fleurir un peu partout avec des avis très enthousiastes et donc forcément tentants. J’ai failli craquer de suite. Heureusement que tu poses quelques bémols. Je ne résisterai pas à la curiosité de ce livre mais je saurai encore patienter. Pas le choix avec ma PAL de toute façon.:-)

    1. J’ai aussi parcouru quelques billets, de blogueurs ou de journalistes, peu de ces derniers font état de ce ventre mou au milieu du livre. A « La Dispute », ils n’ont pas été tendres, mais d’un autre côté, ils ont encensé Boussole de Mathias Enard donc je comprends mieux qu’on ne puisse pas apprécier les deux…

    1. Je ne sais pas quels sont les autres mais celui-ci au moins est drôle, ce qui n’est pas le cas de bien des romans français qu’on nous propose.

  10. J’ai adoré ce livre, qui m’a fait hurler de rire !
    Je ne suis pas poins de partager ton avis sur quelques pages de trop (mais ça ne m’a pas franchement gênée). Mais, comme je l’ai mentionné dans mon propre commentaire, je les situerais plutôt dans le passage sue le séminaire aux USA.

    (Par parenthèse, je suis arrivée sur ton blog par une recherche sur les blogs littéraires, justement, qui ma conduite sur un de tes (très) anciens posts (2009 !) où tu parlais de ta conception de ce type de communication. Peut-être ne te souviens-tu plus exactement de tes propos mais, comme toi, j’aime l’échange. Aussi, j’espère que tu ne m’auras pas trouvée trop bavarde 😉

    1. Bonjour Delphine et bienvenue ici. Je radote certainement mais depuis 2009, mon avis sur les blogs n’a pas changé : échanges et convivialité. La modestie est venue se greffer à cette déclaration de foi. Et les bavardes : j’adore !!

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