Six jours est un livre violent sur la violence : il montre au lecteur la violence et le frappe au creux de l’estomac, là où ça fait mal. Ryan Gattis ne se fait pas analyste, ne juge personne : il donne à voir et à vivre en donnant voix.
De nombreux personnages s’expriment, presque tous appartiennent à des gangs, donc de très jeunes gens et jeunes femmes que ni vous ni moi ne rencontrerons jamais, si ce n’est dans les pages d’un livre. Ryan Gattis le sait très bien. Il sait que notre lecture de Six jours sera certainement notre seule expérience avec les émeutes de 1992 à Los Angeles. Pour qu’elles nous marquent et nous concernent, il se doit de frapper fort et juste.
Il choisit d’abord de ne pas raconter une histoire linéaire et omnisciente. Nous ne sommes pas près des policiers acquittés après avoir passé à tabac le Noir Rodney King, ni au coeur de l’agitation médiatique ou des revendications raciales. Tout commence en périphérie de la ville, par le massacre d’un jeune Chicano qui n’a rien à voir avec les gangs. Il est juste le frère de…, ce qui suffit à décider de sa mort lente et douloureuse. Alors que la ville est livrée à elle-même, c’est l’heure des règlements de compte. Il n’y a plus de police pour se soucier de la mort d’un Chicano manifestement tué par un des siens. Lupe, soeur d’Ernesto qui elle est bel et bien membre d’un gang va venger la mort de son frère en tuant Joker. Joker qui a lui-même un frère qui veut venger sa mort en tuant Lupe. Frère de…, soeur de… : la vengeance gonfle de crime en crime le fleuve de morts qui submerge la ville.
C’est ensuite en donnant la parole aux protagonistes des événements que Ryan Gattis impressionne le plus. Le lecteur a beau se dire que ce ne sont pas vraiment Lupe, Momo ou Clever qui s’expriment, leurs voix sont si expressives qu’on y croit. On croit que ces jeunes hyper violents sont en train de nous parler.
Quand je reviens à la maison ça grouille de homies qui se demandent ce qu’on va foutre, comment on va riposter après ce qu’ils ont fait à Ernesto. Voilà de quoi ça cause. Les soldats veulent des flingues et des bagnoles, voire une colonne de voitures. Ils veulent du sang, sans savoir celui de qui. Ça fait plaisir et tout, mais Ernesto était pas de leur famille, tu vois ? C’était un des miens. C’est à moi de venger sa mort.
Ils s’adressent à nous, emploie un vocabulaire spécifique et des tournures de phrases qu’on leur imagine habituel. Ryan Gattis fait parfaitement le lien entre ce qu’il veut dire et notre imaginaire. Ce qu’il explicite grâce à quelques personnages satellites (une infirmière, un pompier) :
… il y a une Amérique cachée à l’intérieur de celle que nous montrons au monde entier, et seul un petit groupe de gens la voit véritablement.
Nous Français, si passionnés par la culture américaine, nous la voyons cette Amérique cachée, c’est même celle-là qui nous intéresse le plus : l’Amérique de la violence, l’Amérique des pauvres et des laissés-pour-compte, celle de tous ces grands écrivains qui racontent la désillusion.
Par son talent, Ryan Gattis nous donne à entendre une ville, des voix qui contredisent le discours lénifiant de « l’usine à rêves ». Son chant puissant gronde de colères, d’espoirs déçus, de peurs. Il nous parle d’une violence qui jaillit de trop de misère et d’injustices : écoutons-le.
Écoutons-le à travers Nicolas Richard, toujours magistral traducteur des plus complexes écrivains américains.
Six jours
Ryan Gattis traduit de l’anglais par Nicolas Richard
Fayard, 2015
ISBN : 9782213686318 – 428 pages – 24 €
All Involved, parution aux Etats-Unis : 2015
Tu me convaincs tout à fait… La traduction est vraiment importante pour ce genre de roman, à voix multiples, et qui prend sa force dans la langue.
Nicolas Richard est un des meilleurs traducteurs de l’américain (il a notamment superbement traduit Enig marcheur. Avec Claro et Nathalie Bru (qui traduit Paul Beatty, autre auteur au programme de ma rentrée), il traduit des auteurs vraiment coriaces, exigeants, inventifs…
Je suis en plein dedans. Les différentes voix apportent une richesse fabuleuse à ce roman sombre. Les personnages sont tous captivants. Même si j’ai eu bizarrement un peu de mal à suivre le point de vue du pompier par exemple. Il me reste encore une petite moitié.
J’aurais aimé parler du pompier parce que justement (mais je n’ai pas su l’introduire dans mon billet), je trouve ça vraiment très bien d’élargir les points du vue jusqu’à lui : lui aussi fait partie des émeutes, mais de l’autre côté. Il ne comprend rien non plus, pourquoi on le caillasse, il est complètement paumé. L’infirmière explicite son point de vue parce qu’avec son frère dans un gang, elle comprend mieux ce qui se passe (et encore).
Effectivement, le point de vue du pompier est intéressant et important. Il nous fait passer de l’autre côté de la barrière. Un peu comme l’infirmière effectivement, même si comme tu le dis, elle est déjà, par son histoire familiale, plus proche du gang. En plus, le pompier se fait caillasser (ou pire) alors qu’il est justement là uniquement pour sauver des vies. Après, j’ai trouvé qu’il y avait une cassure dans le rythme de l’histoire avec ce chapitre.
Peut-être ensuite le point de vue d’un policier aussi.
Je l’ai noté suite à un article dans le magazine « LIRE » de cet été. C’est le genre de livre qui peut tout à fait me séduire.
Eh ben oui, même Lire peut être de bon conseil parfois 🙂
Comment résister à un tel enthousiasme ? Six jours est sur ma pile de la rentrée (à la fois en VF et en VO, mais vu ce que tu dis de la complexité du style, il y a des chances que je me rabatte fissa sur la VF), mais j’avoue ne pas m’y être déjà plongé à cause de cet engrenage de violence dont on finit par ne plus bien connaitre les raisons exactes de son origine, cet esprit de vengeance jusqu’auboutiste qui conduit aux pires extrémités.
Mais je sais que je finirai bien par trouver le bon moment.
J’attends ton avis sur le nouveau Beatty qui est l’une de mes tentations de rentrée 2015.
Ce roman ne fournit pas d’explications, il n’y a pas d’origine mais un engrenage de violence, c’est ce qui est tout à fait évident dans ce roman.
Paul Beatty est lui aussi sur le registre de la violence, mais l’humour en plus, enfin un humour tout à fait particulier… perso, je le lis avec la banane du début à la fin en me disant « il est culotté ce type »…
Billet lundi !
Une autre vision de l’Amérique.
à deux pas des studios hollywoodiens qui nous en donnent une autre version…
J’ai adoré, c’est un roman coup de poing à la construction très intelligente. Je me suis régalé !
Oui, tout est bien pensé : la construction, le style, les dialogues. Je crois que si je n’en ai pas fait un coup de coeur, c’est que je chipote et que j’ai en tête un type comme Paul Beatty dont on peut lire un deuxième roman traduit en français en cette rentrée. Son sujet c’est aussi la violence à L.A. (celle des Noirs et de la discrimination) mais il a une arme bien à lui : l’humour. Cet auteur-là devrait aussi te plaire.
Je me le note pour le découvrir. merci 🙂
De rien, la découverte sera forcément marquante…
ce roman fait partie de ma liste et déjà souligné deux fois … je vais le lire c’est sûr!!!
Je crois qu’il fait partie des grands romans étrangers de cette rentrée.
Cette lecture peut être intéressante, j’ai vu il y a peu, j’ai vu récemment en dvd L.A 29/04/1992 qui retrace les évènements de différents points de vue (de quatre communauté différentes), ce que tu dis de ce roman me fait donc forcément pensé à ce « film ».
Merci beaucoup pour cette référence : je ne connaissais pas ce film, il ne semble pas bien distribué en France mais dispo en dvd, je vais essayer de le voir car ça m’intéresse beaucoup.
Voilà qui est prometteur. D’autant que ce n’est pas le premier billet enthousiaste que je lis…
C’est bien simple, on dirait que l’auteur a participé aux émeutes aux cotés de ces jeunes membres de gangs… en tout cas, on y croit.