Dale, historien, et sa femme Hoa, céramiste, partent en voyage dans le nord du Mexique sur les traces d’Ambrose Bierce. L’écrivain et journaliste américain disparu sans laisser de traces un siècle plus tôt alimente la légende : où et comment est-il mort ? Y a-t-il encore moyen de trouver traces de son passage ici ou là ? Pour nourrir sa recherche, Dale se rend sur place (en plein été) et Hoa décide de l’accompagner.
Il est cependant presque moins question de l’écrivain américain que de Declan, le fils de Dale et Hoa, disparu lui aussi. Comme on en sait peu sur Bierce, on en saura peu sur ce fils, adolescent turbulent, violent, interné. Serait-il mort ? Absent, douloureusement absent et de ce fait très présent entre ses parents qui n’osent parler de lui. Leur fils est comme un reproche entre eux. Ils se laissent donc avaler par le désert, écrasé de chaleur.
La Trace s’ouvre sur une scène violente : un homme en voit débarquer un autre chez lui alors qu’il est aux toilettes. Pas le temps de se renculotter : il se planque comme il peut sous le lavabo. Quelques pages plus loin, le tueur surgi du désert est en train de décoller la peau du crâne de sa victime pour l’enrouler autour d’un ballon de foot. Si la première page a pu paraître drôle, ce sera pour le lecteur la seule occasion de sourire. Car le tueur qui sillonne la même région que Dale et Hoa est un trafiquant de drogue qui recrute parmi les populations locales, même les plus jeunes, offrant des ballons de foot. Sinistre.
On s’étonne que Dale et Hoa s’aventurent tout tranquillement le long d’une frontière réputée comme une des plus dangereuses du monde. Ils sont de fait tellement enfermés dans leur douleur que le reste n’est que décor. Jusque la panne de voiture en plein désert qui les contraint à marcher.
Mais la panne ne survient qu’après bien des pages car à l’évidence, l’action et l’aventure ne sont pas les moteurs de La Trace. Les apparitions du tueur ne sont que très parcimonieuses et ne permettent que progressivement de comprendre la scène inaugurale. Forrest Gander, lui-même originaire du désert de Mojave et diplômé en géologie, décrit minutieusement les lieux et les êtres. Il s’attache particulièrement aux paysages désertiques du Texas et du Mexique, en harmonie avec la léthargie des personnages.
Le paysage desséché se déployait devant eux. Sur fond d’ocres, des poteaux télégraphiques surgissaient à intervalles réguliers. Des paravents de créosotiers s’étalaient dans le désert. Parfois des bâtiments écrasés de soleil luisaient blanc cassé, et le bleu du ciel, presque incolore à l’horizon, s’intensifiait à l’approche du zénith.
La langue de Forrest Gander est contemplative : elle embrasse les vastes espaces trop calmes qui bercent le couple inconscient des dangers. On les suit dans l’intimité et la banalité de leurs gestes, rendues plus sensibles encore à travers les poèmes qui ouvrent chaque chapitre.
Tendit sa
fourchette vers l’assiette de l’autre
pour s’approprier un morceau
de son piment poblano
et se vit reflétée
dans la vitre en miroir
derrière lui.
Méconnaissable. Et
elle retira sa fourchette et s’enfonça
très bas dans son siège
comme si quelque noyau de gravité
personnel
l’entraînait loin de lui….
On pourrait s’y perdre sans la panne qui les force à sortir de leur torpeur dépressive pour tout simplement survivre. Le désert, la chaleur, les animaux ne sont plus dès lors sources de contemplation ou d’étonnement mais bien d’inquiétude. Plus de voiture, plus de téléphone : il n’y a plus qu’eux seuls, Dale et Hoa, face à l’espace sauvage. La violence des hommes les surprend alors qu’ils sont ainsi vulnérables. Et cette violence-là, celle des narcotrafiquants, laisse loin derrière la douce rêverie érudite autour d’Ambrose Bierce et leur dépression de quarantenaires inquiets pour un fiston trop indépendant.
La Trace fait figure d’odyssée poétique et intime : à la fois road movie dans les pas d’un disparu mythique et fine introspection d’un couple désemparé.
Ceux qui ne connaissent pas Ambrose Bierce, auteur du Dictionnaire du Diable, le découvriront avec la plus connue de ses nouvelles : « Ce qui se passa sur le pont d’Owl Creek » (adaptée pour l’écran par Robert Enrico) à écouter et télécharger légalement sur littératureaudio.com.
La Trace
Forrest Gander traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet
Sabine Wespieser, 2016
ISBN : 978-2-84805-201-4 – 305 pages – 22 €
The Trace, parution aux Etats-Unis : 2014
oh là là! la scène que tu décris est insupportable , ce pays me fait peur je ne lis que des choses horribles sur ce pays, je vais laisser ce livre de côté quelque soit le talent de l’écrivain.
Cette scène est assez fascinante en fait : l’auteur décrit ce découpage de visage avec une précision tout à fait étonnante, troublante bien sûr. C’est morbide mais aussi très réussi, on ne peut s’empêcher de lire, happé par les mots et les images qu’ils font naître.
J’aurais plutôt envie de lire (relire?) Bierce, tiens.
A part la nouvelle suggérée en lien, Bierce est nettement plus drôle, sinistrement drôle…
Merci pour ce très joli conseil. Le billet permet de bien saisir l’esprit du livre. Je le note sur mon carnet.
Merci. C’est un livre qui peut être assez déroutant dans la façon de raconter, mais c’est aussi un atout.
Brrr, je ne supporterais pas de lire ça… aussi bien écrit cela soit-il.
La scène de la tête est la seule scène horrible du livre : très détaillée et fascinante, éprouvante mais unique en son genre.
je ne crois pas que ce soit pour moi, trop contemplatif peut-être…
Ça l’est en effet assez dans la première partie, mais c’est aussi très poétique.
Brrrrr pas pour moi je crois 😦
Tu nous as toutes fait fuir avec ta description de la première scène 😉 Le thème me plaît bien, surtout qu’il m’arrive de vouloir m’éloigner (un peu) de mes lectures habituelles.
Mais c’est effrayant ! Et aussi fascinant comme peut l’être parfois la violence et le morbide quand ils sont décrits avec style…