Au premier abord, Une singularité nue n’a pas que des atouts. Laissez-moi lister les quelques inconvénients qui pourraient conforter le lecteur hésitant à découvrir ce roman. La collection Lot 49 d’abord. Hum, ça ne serait pas celle qui publie tout un tas d’Américains incompréhensibles genre Richard Powers ou Brian Evenson ? Si c’est bien ça. Sur combien ? 843 pages ? Hum… Et ce Sergio De La Pava, d’où vient-il ? De l’autoédition américaine, c’est ça ? Donc c’est soit du formaté pour plaire au plus grand nombre, soit du tellement abscons que même les éditeurs n’y comprennent rien.
Ces a priori factuels ne décourageront pas les plus curieux, ceux qui parmi vous aiment défricher de nouveaux territoires littéraires et découvrir des voix originales. Sans doute pas. Venons-en donc à l’intrigue. Hum. Hum, hum… C’est l’histoire d’un avocat new-yorkais, prénommé Casi. La façon dont il a hérité de cet étrange prénom est très drôle, ne ratez pas ce passage en sautant les nombreuses digressions qui risquent de vous ennuyer. Parce que oui, voilà, Une singularité nue ne propose pas une intrigue en son plus simple appareil. Non. Il s’agit d’un livre monstrueux avec des ramifications, extensions, digressions qui en font un livre hors normes, exigeant, parfois décourageant. D’où les pages que vous sauterez et qui vous feront peut-être rater l’origine du prénom de notre avocat… Et la recette des empanadas à la colombienne, ce qui serait vraiment dommage car j’en salive encore.
Qui dit monstrueux dit différent. D’où l’autoédition américaine et la collection Lot 49. Ce que Sergio De La Pava propose ici, c’est de pénétrer par le verbe (normal, il est avocat, comme son personnage) le système judiciaire américain. Il nous jette dedans dès le premier chapitre. Sans bouée, comme ça, on se retrouve à côté de Casi quand il se présente à tous les clients dont il est l’avocat commis d’office. Il ne les connaît pas, n’a que quelques minutes pour consulter leur dossier, mais tous se ressemblent : arrêtés pour de petits délits souvent liés à la drogue, ils sont paumés et désarmés. Parfois ils ne parlent même pas la langue mais hop, il faut faire vite : juger, condamner ou relaxer et passer au suivant de ces messieurs dames.
Avec Casi, pas de souci : il n’a jamais perdu un procès. L’avocat parfait. Ou casi (jeu de mots pour happy few…). Dane, un de ses collègues, lui propose un jour de fomenter le crime parfait. A lire la quatrième de couverture, vous croirez peut-être que cette histoire de crime parfait constitue l’intrigue du roman (ils sont malins ces éditeurs…). Mais rassurez-vous, ça n’arrive qu’après 400 pages… Quant au crime, il s’agit en fait d’un casse : Dane projette de voler l’argent que des caïds de la drogue doivent s’échanger, rien que ça. Les deux collègues vont préparer ça minutieusement et vont même passer à l’action (mais pas tout de suite, on est d’accord).
Au temps pour la veine roman noir, qui n’est qu’un des registres abordés par cet écrivain américain qui pulvérise les repères narratifs aussi bien que la structure du récit. Vous aurez aussi droit à la vie du boxeur Wilfred Benitez (avec lequel, je dois l’avouer, j’ai atteint mes limites), à des scènes de vie familiale parmi l’immigration colombienne (plus ou moins légale), à de (trop) nombreuses reconstitutions de procès, à l’incarnation (sous nos yeux ébahis) d’un personnage de série télé, à une panne totale d’électricité dans Manhattan, à la lutte pour éviter la peine de mort à un jeune prisonnier d’Alabama. Entre autres. Parce qu’il y a aussi un singe sur un pont, un type avec trois oreilles et une nièce qui ne parle plus. Entre autres…
On dit de tels livres qu’ils sont foisonnants, tant sur la forme que sur le fond. Car chaque page de Une singularité nue pourrait donner lieu à discussion. Rien que le titre interroge : s’agit-il de physique, de mathématiques, de transhumanisme ? Quel trou noir mène le monde vers sa disparition par accumulation de matière en expansion ?
« Tu t’en sortais bien, jusqu’ici. T’es défoncé[e], là ? »
Non, je vais bien, merci. Je me prépare juste à interroger Sergio De La Pava au festival America. Ça occupe… A bientôt.
Une singularité nue
Sergio De La Pava traduit par Claro
Le cherche midi (Lot 49), 2016
ISBN : 978-2-7491-3626-4 – 843 pages – 23,50 €
A Nacked Singularity, première parution : 2008
Je vais l’avoir ces jours-ci. Je me prépare, donc…Et bon Festival, Sandrine !
Merci Simone. Je vais faire de mon mieux et espère aussi en profiter un peu 😉
Incompréhensible Powers? Fastidieux oui.
J’adore Evenson aussi même si je reconnais que sa folie furieuse n’est pas toujours facile à suivre.
Si la verve orale de De la Pava est identique à sa plume, je te souhaite bien du plaisir ce WE.
C’était une plaisanterie : Richard Powers est de loin l’auteur Lot 49 que je préfère, et je pense le plus abordable par tous. Evenson, c’est déjà moins évident 😉
Et j’espère bien que le sieur De La Pava a plein de choses à nous dire ! Tu ne vas pas au festival ?
Si vendredi et samedi.Je viendrai t’ écouter.
Mes dents sont fragiles ! je ne me sens pas d’attaque pour ce pavé 😉
C’est un livre particulier, il faut vraiment avoir envie pour s’y attaquer. ceci dit, il ne présente pas de difficultés de lecture particulières, il est juste pas comme les autres dans sa narration et original dans les sujets abordés.
Je pourrais bien venir t’écouter (quel jour est-ce ?). Car j’avoue que j’étais à la fois attirée par ce roman et un peu inquiète par sa volumineuse pagination. Mais après ton billet…
Samedi, 16 heures. Et j’espère que ce seront plutôt lui et Megan Abbott qui parleront 🙂
As-tu eu des réponses à tes question ?
Je lui en pose demain !
Je ne me sens pas d’attaquer un tel pavé, les digressions auraient toutes les chances de me laisser sur le côté… mais je viendrai écouter l’auteur (si mon train n’a pas de retard !).
Je ne renonce pas à confectionner des empanadas, j’ai l’humeur cuisinière en ce moment 🙂
Je te souhaite une belle rencontre avec cet écrivain. Il devrait êtr comblé si il lit ta chronique !
Pas sûre qu’il comprenne le français… ni l’humour du billet…
A force de lire le nom de l’auteur dans le programme du festival, je m’interrogeais sur son livre. Merci, j’en sais un peu plus, mais je ne pense pas que je le lirai …
J’espère que tu as pu l’écouter en débat : il a beaucoup d’humour !
Je passe… le dernier Evenson et le seul Pynchon (celui avec « Lot 49 » dans le titre d’ailleurs, ce qui m’a à jamais fâchée avec cette maison d’édition) que j’ai lus m’ont … comment dire ? Dépitée ? Dégoûtée ? Boh un truc dans ce genre, en tout cas !!
Je me dois de préciser que c’est plus abordable que du Pyncho, que je ne lis guère non plus d’ailleurs…
Mais j’avais raté ton billet (chouette et marrant d’ailleurs!!!)(mais avec un tel roman, difficile de ne pas être d’humeur allègre). Depuis j’ai assisté à la rencontre, OK (y avait wollanup?), bon job.
ce serait dommage qu’on reste les deux seules à avoir lu ce roman parfaitement abordable, je confirme (je n’ai pas raté l’origine de casi, les yeux m’en sont restés écarquillés)
Et la baleine moby dickienenne, alors?
Je précise que Vente à la criée du lot 49 demeure un de mes grands moments dans une vie de lectrice.
Je vais chroniquer d’autres « Lot 49 » pour me rattraper 😉
Trop long pour mes envies de lecture actuellement. Mon seul regret ne pas lire la recette des empanadas à la colombienne pour les comparer à ceux à la vénézuélienne. Beau billet en tout cas.
Le Papou
Les différences doivent être subtiles, vues d’ici, mais cruciales !