Possédées de Frédéric Gros

possedeesAlors qu’en 1627 à Loudun quelques jeunes ursulines fondent un couvent rue du Paquin, le jeune et séduisant Urbain Grandier est curé de la paroisse Saint-Pierre. Bientôt la sœur Jeanne des Anges devient la supérieure du couvent, une étrange jeune femme dont ses consœurs ne savent pas bien si c’est une sournoise, une ambitieuse ou une dissimulatrice. Elle vit cloîtrée mais s’intéresse au monde, passe son temps au parloir, ruminant ses déceptions, récoltant les ragots. Bientôt, les ursulines se disent possédées et on ne tarde pas à découvrir le maître d’œuvre : Urbain Grandier le fringant qu’elles n’ont pourtant jamais vu.

En haut lieu, on met en scène de quoi émouvoir le tout venant par des cérémonies d’exorcisme aussi grandioses que ridicules : les religieuses convulsent, éructent et se dépoitraillent. Elles accusent surtout. Tout fonctionne parfaitement : il faut que le plus grand nombre soit impressionné pour, à force de rituels, confirmer la toute-puissance de l’Église. Le roi et Richelieu se marrent doucement, ils savent bien eux que Dieu se fiche de tout ça, des bonnes sœurs hystériques et des curés queutards. Ils vont cependant pouvoir servir…

Il faut en effet affaiblir le Poitou, repaire de huguenots. On a déjà fait raser toutes les murailles, tous les remparts et autres forteresses pour que rien ne s’oppose plus à la contre-réforme. Et rien de plus beau surtout ne doit exister que la ville de Richelieu en cours de construction non loin de là… Double intérêt donc dans cette affaire des possédées de Loudun : « mettre à genoux les protestants et autres catholiques de petite foi et de maigre ferveur » et consolider la monarchie absolue. Les partisans de Grandier et autres sceptiques de tout bord sont réduits au silence ou écartés : que personne ne sorte du rang sinon, gare au bûcher !

Il faut dire que ces messieurs ont la tâche facile : certaines moniales hallucinées, bouffies d’ambition et sexuellement frustrées sont prêtes à tout. Sœur Jeanne des Anges en particulier, la mère supérieure du couvent de Loudun qui manie l’art de la possession comme personne. Elle se venge : la vie l’a faite trop difforme pour se marier (elle est bossue) et ses noces célestes ne lui ont pas apporté les satisfactions attendues. Ces très jeunes femmes, enfermées pour certaines depuis plusieurs années, ont l’opportunité enfin de voir du monde : des hommes viennent les voir, on les sort de la clôture pour les exposer à la foule, elles sont, enfin, celles qu’on regarde, celles qui souffrent, celles dont on mesure le sacrifice. Elles se font de plus en plus convaincantes… et ridicules.

Elles se mettent toutes à hurler, et leurs longs cris terrorisent l’assistance. Les religieux tentent de les retenir, elles fondent sur Grandier comme une nuée d’oiseaux fous, mêlant aux blasphèmes des propositions de luxure, arrachant leur coiffe, déchirant leur habit, convulsant à l’envi.

Et puis c’est tout de même une belle revanche pour elles, femmes : depuis des siècles, ce sont les femmes qu’on brûle, ostracise et réduit au silence pour sorcellerie. Voilà qu’à présent c’est à un jeune et trop bel homme que s’en prend l’Église, le vent tourne. Il nous est bien sympathique cet Urbain Grandier qui périt sur le bûcher le 18 août 1634. Car enfin, il n’est coupable que de trop aimer les plaisirs de la chair, ce qu’on lui pardonne bien volontiers. Peut-être un peu trop suffisant et vaniteux : que n’a-t-il fui Loudun après ses premiers démêlés avec les notables locaux ? Mais, il fallait qu’il leur en remontre, qu’il parade…

Aujourd’hui, la mémoire populaire se souvient des possédées de Loudun comme d’un groupe de bonnes sœurs hystériques se donnant en spectacle. Ce qu’on lit sous la plume de Frédéric Gros est bien plus politique et dramatique. Si parfois l’humour pointe sous le ridicule des mises en scène diaboliques, les dernières pages du roman émeuvent et révoltent. On n’arrache pas d’aveux à Urbain Grandier, malgré la torture, malgré la promesse d’être brûlé vif, sans être préalablement étranglé. Le prêtre se clame innocent et sème le doute. Il devient l’évident martyr d’une Eglise partisane et sadique.

Ce visage livide d’enfant mort, les deux archers leurs yeux rougis de larmes qui le tenaient et lui tête penchée, Christ improbable. Les ursulines l’ont devant elles à genoux, les bras grelottants, les yeux mi-clos, les lèvres murmurantes, s’appuyant sur son cierge qu’il presse contre sa joue, laquelle paraît encore plus blanche.

Frédéric Gros déconstruit la machination qui conduisit à la mort de Grandier. Il explicite le contexte, donne chair à des personnages historiques et lointains, les rendant crédibles en n’appuyant pas le trait. Beaucoup de douceur chez Grandier parfois chez sœur Jeanne, victime elle aussi de la machine ecclésiastique. Les accusateurs, possédés par la haine et mus par l’intransigeance remportent une amère victoire, celle du pouvoir et de la force qui s’imposent et dominent en ce Grand Siècle. La monarchie absolue en acte.

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Possédées

Frédéric Gros
Albin Michel, 2016
ISBN : 978-2-226-32880-9 – 296 pages – 19,50 €

17 Comments

    1. On peut apprécier qu’il n’écarte pas le sensationnel (les délirantes scènes de possession) sous prétexte que ce n’est pas sérieux, mais le décrit et en explique le pourquoi. L’Église n’en sort pas grandie, mais dans le contexte, c’est difficile de lui faire la part belle…

  1. Le premier livre que j’ai lu sur cette histoire, était celui d’Aldous Huxley, super bouquin ! Puis celui de Michel Carmona ( pas aimé ) . Ton billet est tentant, mais je crois ( compte tenu de tout ce que j’ai de lecture « en retard ») que je vais en rester à Huxley

    1. As-tu vu l’adaptation du livre de Huxley par Ken Russell dans les années 70 ? Je me souviens de quelque chose de très sulfureux et provocant !

  2. Je ne me suis jamais sérieusement penchée sur cette affaire ; voilà que tu me tentes avec ce travail de décorticage politique. L’Eglise a joué des jeux très dangereux, surtout vis-à-vis des femmes, heureusement pour nous elle a moins de pouvoir aujourd’hui.

    1. J’en dis peut-être trop… je pensais le sort d’Urbain Grandier plus connu… C’est un bon roman historique en tout cas, qui sait intéresser même si le dénouement est connu.

    1. Ce qui me fascine c’est d’un côté à quel point la religion a pu soumettre des intelligences aiguisées et de l’autre comment certains l’ont utilisée pour parvenir à leurs fins. Ils sont bien loin du message du Christ, qui était authentique, lui…

    1. Je ne renonce pas à en cuisiner : la recette est si bien décrite qu’elle doit pouvoir se suivre pas à pas. Et accroche-toi : le rythme s’accélère sur la in !

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