Les obus jouaient à pigeon vole de Raphaël Jerusalmy

Les obus jouaient à pigeon voleSans doute, « Ah dieu que la guerre est jolie ! » est-il le vers le plus célèbre d’Apollinaire, en tout cas le plus controversé. On s’attendrait donc à le trouver dans Les obus jouaient à pigeon vole, le court roman que Raphaël Jerusalmy consacre au poète en guerre. Nous sommes avec lui, dans la tranchée, partageant son quotidien des dernières vingt-quatre heures avant l’impact, celui qui lui vaudra trépanation. Il y est question de guerre et de poésie, de guerre comme acte poétique absolu, de plaisir d’une langue renouvelée, du vers bouleversé comme peut l’être un paysage, un no man’s land. Mais le fameux vers n’y est pas…

Les obus jouaient à pigeon vole tente de percer un mystère : celui de l’écrivain qui s’engage. Bien qu’il ne fût pas le seul à le faire, Apollinaire les symbolise tous tant nous a marqués cet homme au crâne bandé. Et trépané… horreur des mots et de ce qu’ils suggèrent… Le poète brave tous les obstacles pour partir à la guerre, notamment celui de sa nationalité. Il s’engage et appelle les étrangers aimant la France à faire de même : chantre de la guerre Apollinaire. Il part par patriotisme mais aussi, suggère Raphaël Jerusalmy, parce qu’il attend quelque chose de cette expérience, un surcroît de vie, « cette folle intensité » que bien des poètes cherchent en vain. La trouve-t-on quand on côtoie la mort ?

Comment expliquer à Cocteau, à Trouillebleu, à Picabia, à Dontacte, ce sentiment de délivrance ? Ce désempêtrement du langage. Ce soulagement de l’art. Cette magie de la nuit, dans la tranchée. Cette discrétion des canons qui se taisent. Pour laisser parler la poésie.

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Il faut certainement un poète pour répondre à de si profondes interrogations sur le langage, la poésie et la vie. Si les amis d’Apollinaire constataient en riant qu’il ne ressemblait pas à un poète, c’est aussi le cas de Raphaël Jerusalmy. Plus garde du corps que poète à première vue et pourtant d’une sensibilité attentive et créatrice. Les mots lui sont matière et le poète l’inspire. Il lui donne voix et souvenirs, imagine son quotidien fait comme celui de tous les combattants de faim, de crasse, d’attente et d’amitié. Et de mots. Des mots d’amour banals pour Madeleine, des mots d’homme, et d’autres qui s’échappent de la tranchée et bouleversent la poésie. Car enfin, « cela faisait trop longtemps que la poésie ne s’était pas sali les mains. Ni gratté le derrière. » Comme la guerre, la poésie n’est pas belle en soi et peut naître de l’ignominieux, comme Baudelaire le savait.

La Grande Guerre a bouleversé l’Histoire comme la poésie qui depuis quelques années déjà n’était plus pour certains ni académique ni même linéaire. Ligne et typographie sont des carcans qui ont explosé pour aussi bousculer notre perception du vers et du sens.
Si le commun des mortels a oublié les autres, tous les autres poètes, il reste Apollinaire pour symboliser la modernité en poésie. Et s’il nous marque durablement, c’est aussi parce qu’il a dit oui à la guerre qui l’a meurtri mais qu’il a sublimée. Elle le frappe alors qu’il lit une revue littéraire dans les tranchées de première ligne, Le Mercure de France, il survit, et nous dit par-delà la mort que nulle guerre ne viendra à bout du poète qui écrit sous les bombes. Sa voix résonne, on l’écoute encore.

Raphaël Jerusalmy sur Tête de lecture

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Les obus jouaient à pigeon vole

Raphaël Jerusalmy
Bruno Doucet (Sur le fil), 2016
ISBN : 978-2-36229-094-7 – 176 pages – 15,50 €

14 Comments

  1. Un nouveau titre dans cette collection de Bruno Doucey, je note !! (Et non, ce n’est pas le vers le plus connu d’Apollinaire pour moi, ce serait plutôt « Sous le Pont Mirabeau coule la Seine… »

  2. Plus jeune, j’avais aimé ses caligrammes. Je note ce livre d’autant que l’auteur m’avait également plu avec « La confrérie des chasseurs de livres ». e note ce nouveau titre

    1. J’ai moins aimé cette confrérie, qui partait un peu en tous sens. Mais je suis ravie d’avoir pu l’oublier pour apprécier pleinement ce texte, qui saisit dès les premières pages.

    1. Quelle inventivité en pleine guerre, quel dynamisme dans la création ! On a envie après une telle lecture de transformer tous les poèmes en calligrammes, juste pour voir si c’est possible, si la poésie se plie à l’élucubration formelle…

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