Deux hommes de bien d’Arturo Pérez-Reverte

Deux hommes de bienArturo Pérez Reverte, membre de l’Académie royale d’Espagne (La Real Academia Española, fondée en 1713), s’étonne de trouver dans la bibliothèque de cette institution tous les exemplaires de la première édition de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. L’ouvrage était à l’époque interdit par la toute-puissante Église catholique alors comment a-t-il pu être introduit en Espagne ? Une simple question qui entraine de très nombreuses recherches qui donneront naissance à un roman, Deux hommes de bien.

C’est avec le talent de romancier historique dont il fait souvent preuve qu’Arturo Pérez-Reverte fait revivre l’aventure de l’Encyclopédie en Espagne. L’académie qui compte en ses rangs certains membres plus éclairés que d’autres, décide qu’il faut au pays un exemplaire de cette encyclopédie de tous les savoirs modernes. Elle obtient les autorisations nécessaires auprès du roi et de l’Église (à condition bien sûr que les ouvrages ne soient à la disposition que des seuls académiciens) et mandate deux d’entre eux en France. Pour qu’enfin l’Espagne sorte de son marasme intellectuel…

Apathie et résignation, voilà les deux termes qui conviennent à notre nation, dit-il au bout d’un moment. Le désir de ne pas se compliquer la vie… Nous, Espagnols, nous trouvons commode de rester pareils à des enfants. Des mots tels que tolérance, raison, science, nature, troublent notre sieste… Il est honteux que tels les indigènes des Antilles ou de l’Afrique noire, nous soyons les derniers à accueillir les nouveautés et les lumières qui se sont déjà répandues dans tout le reste de l’Europe.

Don Hermógenes Molina, bibliothécaire et don Pedro Zárate, ancien amiral partent donc sur les routes en direction du Paris pré-révolutionnaire et lumineux… Là où tout se complique, c’est qu’en secret, deux membres de l’académie mandatent un homme, Pascual Raposo, pour empêcher cette acquisition. Car pour des raisons diverses, tous les académiciens ne sont pas d’accord pour que le pernicieux ouvrage entre en Espagne.

Nous avons donc là matière à roman d’aventure car le sinistre Raposo va tout faire pour mettre des bâtons dans les roues des deux mandatés, y compris frayer avec un policier parisien peu scrupuleux. La quête déjà complexe des vingt-huit tomes de la première édition de l’Encyclopédie en devient rocambolesque. Et c’est avec le talent qu’on lui connaît qu’Arturo Pérez-Reverte fait revivre le Paris des Lumières dans toute sa splendeur et ses turpitudes. Les reconstitutions sont minutieuses et réjouiront l’amateur de détails en tout genre. On en apprend par exemple beaucoup sur le commerce des livres interdits.

– C’est drôle dit l’Amiral. Quand on pense à un livre interdit, on entend plutôt Voltaire, Rousseau ou D’Alembert…

Vidal hausse les épaules et rétorque que c’est là une simple étiquette. Un leurre. En réalité, le véritable livre philosophique n’occupe qu’une infime  part du marché. Bien sûr, il y a une demande, et forte. Mais la grande partie du commerce des livres interdits est d’une toute autre sorte. Quoi qu’il en soit, tous arrivent de la même manière : imprimés en Suisse ou en Hollande, sans reliure, sous forme de discrets feuillets glissés entre ceux d’autres livres d’apparence innocente, ils arrivent en France, où ils sont complétés et distribués.

Dans Deux hommes de bien, Pérez-Reverte innove : il raconte la fabrique du romancier historique. Les voyageurs s’arrêtent dans telle auberge : existait-elle ? Pourquoi deux personnages se rencontrent-ils dans tel endroit ? Comment savoir quelles routes existaient au XVIIIe siècle et dans quel état elles étaient ? Qui rendait la justice dans tel lieu-dit du fin fond du sud-ouest ? Des détails qui font la saveur des romans historiques mais dont le lecteur ne connaît pas la provenance. Il ne sait même bien souvent pas s’ils sont inventés ou avérés. Perez-Reverte se met en scène en personnage écrivant et cet aspect du roman passionnera les lecteurs qui aiment découvrir l’atelier de l’écrivain. Il cite les ouvrages qu’il consulte mais aussi la façon dont il se les procure et raconte ses rencontres avec des historiens ou des libraires. Scènes souvent humoristiques transformant donc des personnes réelles en personnages de roman (ils sont pourtant nombreux ceux qui lui demandent expressément de ne pas le faire !).

–  J’espère, fit-il, revêche, que tu ne vas pas suivre l’exemple de ce petit salaud de Javier Marías, ne t’avise pas de faire de moi un personnage de ton prochain roman

– C’est hors de question, répondis-je. Ne t’inquiète pas.

Il est passionnant d’entrer dans la fabrique du romancier, d’apprécier sa méthode et de comprendre ses choix. C’est un procédé à l’oeuvre dans le passionnant HhHH de Laurent Binet ou plus récemment dans Hors du charnier natal de Claro pour ne citer que quelques beaux exemples. Les procédés sont différents d’un livre à l’autre, mais toujours l’écrivain s’interroge sur l’écriture et sa matière. Pérez-Reverte se concentre ici sur la matière historique, dévoile la fabrication et les coulisses : ce fil narratif n’est pas le moins passionnant.

Dans un roman, j’essaie toujours de soigner la description du cadre, même si elle ne dépasse pas quelques lignes. Cela a son utilité pour camper les personnages ou encore tisser l’intrigue à laquelle il prend parfois une part active. Sans tomber dans l’excès, une journée ensoleillée ou grise, un espace ouvert ou fermé, l’impression que donnent la pluie, la pénombre, l’obscurité aident, insérés dans l’action et les dialogues, à planter de manière plus efficace les décors de la narration. Il s’agit, pour l’essentiel, de permettre au lecteur d’imaginer ce que l’auteur suggère : scènes et situations. D’avoir un regard aussi proche que possible de celui du narrateur.

L’alternance des fils narratif se fait donc au profit du lecteur désireux d’en savoir plus sur le making of du roman.

Au final, Deux hommes de bien interroge une époque à travers deux personnages a priori opposés mais complémentaires : Don Hermógenes Molina est croyant (mais pas borné) et s’offusque des sorties de son collègue Pedro Zárate athée à l’esprit rationnel et scientifique qui fustige l’Eglise et l’obscurantisme. Leurs dialogues sont l’occasion d’échanges sur les mœurs et idées de l’époque et surtout de comparaisons entre l’Espagne et la France d’alors. Au fil du voyage et de la promiscuité qu’il induit, l’amitié entre eux se concrétise malgré leurs divergences. Car au-delà des points de vue, ils partagent le même intérêt pour la langue, le savoir et la culture. Au-delà des péripéties romanesques, c’est bien à une aventure intellectuelle que nous invite ce roman.

Arturo Pérez-Reverte sur Tête de lecture

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Deux hommes de bien

Arturo Pérez-Reverte traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Seuil, 2017
ISBN : 978-2-02-128804-9 – 501 pages – 22,50 €

Hombres buenos, parution en Espagne : 2015

18 commentaires sur “Deux hommes de bien d’Arturo Pérez-Reverte

  1. j’aime bien ton expression : aventure intellectuelle, cela rend la lecture très tentante, j’avais lu des avis assez divergents sur ce roman et bien que le sujet m’intéresse (j’avais lu la bio de Diderot ce qui rend attentif ) j’hésitais, ton avis va dans le bon sens donc je l’ajoute à mes lectures futures

    1. J’ai une biographie de Diderot dans ma bibliothèque (d’Arthur M. Wilson) depuis… pfff, des décennies… Je me laisse volontiers tenter par le roman historique, plus rarement par la biographie ou l’essai malgré quelques bonnes intentions…

  2. J’aime beaucoup arturo sauf bizarrement les Alatriste auxquels je n’ai pas accroché, qui sait pourquoi. Mais tous les autres !!! Alors avec un thème pareil…

  3. Je vois que, contrairement à moi, tu n’as pas été gênée par tout ce que tu appelles « la fabrique du romancier ». Tu établis une comparaison avec HHhH. Autant j’ai apprécié le livre de Binet que j’ai trouvé brillant, passionnant, autant j’ai trouvé la démarche de Reverte – que j’aime beaucoup par ailleurs – plate, confuse et, pour tout dire manquant singulièrement d’intérêt. Certes il nous ouvre la porte de son cabinet d’écriture mais, franchement, je n’ai rien découvert de bien palpitant ou surprenant. On n’apprend pas grand chose sur le travail d’écriture. Il a fait des recherches : oui, on s’en doute. Qu’elles soient poussées et très scrupuleuses est tout à son honneur. So what ? Il ne pose aucune question sur le geste littéraire – comme a récemment pu le faire Cercas, par exemple dans L’imposteur, pour parler d’un de ses compatriotes.
    Dans le cas de HHhH, au-delà du fait historique que raconte Binet, c’est sa démarche d’auteur qui est au coeur de son livre, il questionne son propre positionnement par rapport au fait historique et, de ce fait, il interroge la possibilité même de relater un événement historique, ainsi que sa légitimité à le faire. Il y a vraiment deux dimensions qui s’enrichissent, se nourrissent, s’articulent et donnent toute sa profondeur au livre. Non, vraiment, pour moi il n’y a pas de comparaison possible. Ou alors vraiment au détriment de Perez Reverte…

    1. Il me semble que Pérez-Reverte reste purement dans la fabrique. La démarche est moins intellectuelle et plus populaire : qui ne s’est pas un jour interrogé sur le vrai et le faux dans un roman historique. Il nous dit comment il fait, tout simplement et y parvient à mes yeux du moins, sans alourdir le récit principal. Parce que quand même, c’est souvent drôle. Tu n’as pas ri à la mise en scène de ses contemporains ? Certes, nous ne les connaissons pas comme les lecteurs espagnols peuvent les connaître, mais j’ai trouvé les portraits assez savoureux.
      J’ai lu HHhH plusieurs fois, toujours avec beaucoup d’intérêt, et ne suis pas encore arrivée au bout de mes réflexions sur ce livre. Rien à voir dans les procédés et dans l’ampleur du questionnement sur la matière historique en littérature, mais ils lèvent tous deux un voile sur le travail de l’écrivain, l’un de façon plus légère que l’autre, je suis d’accord.

      1. Voilà, nos commentaires sont réapparus :-))
        J’avoue que les digressions de Reverte m’ont gênée plus qu’autre chose, brouillant son récit. C’est du moins l’impression que j’ai eue et que j’ai essayé de traduire dans mon billet en disant que ce serait comme si un chef d’orchestre interrompait constamment ses musiciens pour donner des explications sur tel ou tel instrument. Du coup, non, je n’ai pas été amusée par la mise en scène de ses contemporains.
        Mais tu as raison, je ferais bien de relire HHhH. Je suis convaincue qu’on n’épuise pas ce livre, même après plusieurs lectures !

  4. Je n’ai lu qu’un Arturo Perez Reverte dont la lecture remonte loinloinloin mais j’en garde un souvenir disons honnête (pour résumer, intrigue et contexte historique passionnants mais style bof et des longueurs). J’allais passer sur ce titre mais ta mention de « fabrique de romancier historique » m’intéresse énormément, du coup peut-être que je vais renouer avec cet auteur !

    1. Il est certain que si tu n’es pas preneuse de menus détails sur la période, les personnages et leurs moindres actions, tu y trouveras des longueurs…

  5. Ton billet, et donc ce livre m’intrigue (alors qu’a priori, la littérature espagnole me laisse complètement indifférente): je me demande toujours dans quelle mesure les romanciers reconstruisent l’histoire, quelle est la part d’invention et quelle est la part de recherches.
    Je vais voir si je peux le feuilleter en librairie avant de me décider à le lire.

  6. Oufff ! Je l’ai offert à mon père pour sa fête, un peu à l’aveugle même si je connais tout de même l’auteur. A te lire, ça pourrait vraiment lui plaire, j’en suis contente. Et il finira du coup surement sur ma table de nuit à moi aussi 🙂

    1. Pour moi, il n’y a aucun contraste 😉 Et si tu aimes l’Espagne, sa littérature et son Histoire alors Pérez-Reverte est fait pour toi !

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