Terminus Berlin d’Edgar Hilsenrath

Terminus BerlinJ’avais quitté Hilsenrath en Jacob Bronsky qui arrivait à New York dans les années cinquante. Je le retrouve trente ans plus tard en Joseph Lechinsky, dit Lesche, faisant le voyage inverse : retour en Allemagne, terminus Berlin. Il quitte donc les États-Unis où il n’a pas accompli le rêve américain pour retrouver, moins un pays qu’une langue, l’allemand. C’est en allemand qu’il écrit et c’est cette langue qu’il veut entendre et pratiquer. Retour au pays donc, juste avant la chute du mur.

Lesche a fait de nombreux boulots aux États-Unis mais il est avant tout écrivain. Malgré l’enthousiasme de certains, il n’a pas encore rencontré le succès. Comment les Allemands vont-ils accueillir ses écrits grinçants sur la Shoah ? Son humour noir va-t-il s’accorder au poids du passé qui pèse sur les Allemands ? Il doit faire face à deux attitudes : les gens trop obséquieux envers lui et les néonazis. Le blanc et le noir. Lui ne souhaite que continuer à écrire, et pourquoi pas se faire une ou deux gonzesses en passant. Parce qu’il a beau avoir la soixantaine, Lesche est toujours un chaud lapin et il plait aux femmes.

Terminus Berlin est donc le récit en grande partie autobiographique d’un retour au pays. Qui est avant tout un retour à la langue. Malgré le passé, les morts et même les menaces, il n’est pour lui pas possible de vivre ailleurs. Il doit habiter sa langue sous peine de ne plus pouvoir écrire. En substance, ce roman est le dernier d’Hilsenrath mort en décembre 2018 (même si l’éditeur, confiant, indique dans la biographie finale que le 2 avril 2019, il souffle ses 93 bougies !). Comme si rentrer était forcément l’étape ultime. Un livre crépusculaire et sombre malgré l’humour, qui souligne l’antisémitisme et n’est pas tendre avec l’Allemagne nouvelle, celle d’après la chute du mur. Ni avec les États-Unis d’ailleurs : petite lettre au président américain qui ne sait pas ce qu’était le Troisième Reich :

Très cher Monsieur le Président,
Le Troisième Reich était une SARL de gazage. Quand ses actions montèrent en flèche, les actionnaires entrèrent en extase. Hommes et femmes, jeunes et vieux s’étreignirent en une extraordinaire masturbation de masse comme il ne s’en était jamais produit. Ensuite, quand les actions chutèrent, ce fut autre chose. Les visages cessèrent de  tressaillir, les bites devinrent flasques, les chattes séchèrent. Un beau jour, l’entreprise fit faillite. Les actionnaires encaissèrent le choc, mais se redressèrent vite… comme des culbutos… et achetèrent de nouvelles actions auprès des bureaucrates d’après-guerre à l’Est et à l’Ouest, de part et d’autre du grand mur. Ils vont toujours bien.

L’humour d’Hilsenrath est toujours aussi sec. Son écriture très factuelle ne laisse aucune place aux sentiments ou aux émotions.  Aucune empathie n’est possible entre le lecteur et Joseph Lechinsky qui manie le sarcasme et reste à distance. Le sexe est toujours aussi sordide et quand on est sur le point de penser que peut-être, dans cet ultime roman va poindre le sentiment, tout s’écroule et c’est retour aux vieilles habitudes.

Hilsenrath fait feu de tout bois et n’épargne rien, surtout pas les nouveaux Allemands et leur mauvaise conscience. Il tire toujours avec autant de joyeuse méchanceté sur l’Amérique, pays qui ne sait pas assumer le malheur. Lesche ne peut pas y trouver sa place parce qu’il est la souffrance incarnée, celle de son peuple et des six millions de Juifs massacrés, mais aussi celle de ces autres victimes du génocide que sont les Arméniens. Lesche/Hilsenrath s’y intéresse pour un prochain roman (qui sera Le conte de la dernière pensée) comme si l’éradication violente d’un peuple était le seul sujet possible.

Il est par contre clair qu’en choisissant l’humour, Hilsenrath se démarque, même si d’autres que lui s’y essayent aujourd’hui : pour le meilleur avec par exemple L’espoir, cette tragédie de Shalom Auslander ou Mon Holocauste  de Tova Reich, ou avec beaucoup moins de bonheur avec La zone d’intérêt de Martin Amis. Mais ces trois-là n’ont pas vécu la Shoah dans leur corps, ce qui sans doute confère aux textes d’Hilsenrath, malgré leur cynisme et leur froideur, une bouleversante émotion.

Edgar Hilsenrath sur Tête de lecture

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Terminus Berlin

Edgar Hilsenrath traduit de l’allemand par Chantal Philippe
Le Tripode, 2019
ISBN : 9782370551580 – 222 pages – 19 €

Berlin… Endstation, parution en Allemagne : 2006

8 commentaires sur “Terminus Berlin d’Edgar Hilsenrath

  1. Ah la la il faut que j’aille l’acheter ! Il a l’air d’être dans la droite ligne de ceux que j’ai lus, aussi intelligent et drôle et tragique !

  2. J’attendais des avis, et tu le 2e que je lis, aussi positif que le premier… en effet, mes lectures de cet auteur ont été très hétérogènes, du pénible Orgasme à Moscou, à l’excellent Nuit, lu dernièrement. Pourtant j’y reviens toujours, attirée par son style si reconnaissable et l’humour qu’il s’autorise à appliquer aux sujets les plus tragiques. J’ai fait l’impasse sur Les Aventures de Ruben Jablonski, sorti l’an dernier, et sur lequel les avis étaient très mitigés, mais là, comme Nathalie, je vais me précipiter en librairie !

    1. Son roman le plus connu est je pense Le nazi et le barbier mais c’est vraiment très particulier comme humour, je ne sais pas si ça te plairait. Inganmic (ci(dessous) suggère Nuit que je n’ai pas lu.

  3. Hmm j’avais laissé un commentaire il y a quelques jours mais visiblement ce n’est pas passé… Je disais, de mémoire (peu fiable), que j’avais fini récemment Fuck America, c’est mon premier de l’auteur, et depuis je compte lire tous ses autres romans ! Quel auteur fascinant et admirable en regard de son destin et son parcours. Je me réjouis d’avance de retrouver Bronsky !

    1. Message repêché depuis le fin fond des indésirables, la faute au titre du livre d’Hilsenrath que tu as lu : il contient un mot qui envoie directement les messages dans les spams. C’est moi qui les ai ainsi paramétrés, non par puritanisme soudain mais parce que je ne souhaite pas que les commentaires soient noyés de propositions salaces… cet Hilsenrath décidément n’a pas fini de déranger 🙂

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