Pour aborder l’œuvre de cet écrivain chilien j’ai choisi de commencer par un de ses tout premiers textes romanesques, écrit en 1989 mais publié en France en 2010 (à titre posthume) : Le Troisième Reich.
Udo Berger et sa fiancée Ingeborg, tous deux Allemands de l’Ouest, viennent passer des vacances en Espagne dans une station balnéaire de la Costa Brava, où le béton le dispute à l’ennui de plages surpeuplées. Pendant qu’Ingeborg bronze, Udo s’enferme dans sa chambre de l’hôtel Del Mar pour rédiger un article sur une variante du jeu de stratégie « Le Troisième Reich ». Car Udo est le champion allemand de jeux de wargames, c’est sa passion, quasi sa raison d’être, en tout cas son moyen d’échapper à un ennui qu’on devine bientôt existentiel.
Ces vacances sur la Costa Brava se révèlent d’un vide totalement abyssal : bronzette, boîtes de nuit, gueules de bois sont les occupations principales du jeune couple qui rencontre deux autres Allemands, Hanna et Charly, ce dernier ne jurant que par l’alcool (à s’en rendre malade) et la planche à voile. Charmantes vacances… Les nuits arrosées se succèdent et Udo n’avance pas sa conception d’une variante et encore moins dans la communication qu’il a projeté d’écrire sur le sujet.
Il ne se passe rien, ou quasi, et pourtant peu à peu s’installe une atmosphère de malaise dans la torpeur estivale. Certains personnages inquiétants apparaissent et suffisent à installer l’étrangeté, au premier rang desquels le Brûlé. Il s’occupe de pédalos sur la plage, de très vieux et lourds pédalos qu’il agence le soir venu de façon à dormir dessous. Tout son corps, y compris son visage, est marqué de très graves brûlures. Il y a aussi frau Else, une Allemande propriétaire de l’hôtel dont le mari se meurt dans une chambre. Et surtout on croise le Loup et l’Agneau, deux Espagnols dont on ne sait pas grand-chose, à l’instar des autres personnages, mais dont on devine qu’ils sont intrigants et vulgaires, peut-être même dangereux.
Le sont-ils ou bien Udo devient-il complètement paranoïaque ? Le lecteur sent petit à petit qu’Udo, le narrateur qui écrit dans son journal, perd pied en perdant ses repères. D’abord Charly disparait en mer et l’ennui se double de l’angoisse de voir son corps réapparaitre, rejeté par les flots. Puis Hanna s’en retourne en Allemagne bientôt suivie d’Ingeborg. Et plutôt que de fuir, Udo reste alors que la station balnéaire se vide peu à peu de ses estivants. Il entame même une partie de « Troisième Reich » avec le Brûlé, totalement novice en la matière et qui pourtant semble se prendre au jeu, qui peu à peu n’en est plus un…
Car le Brûlé, originaire d’Amérique latine, a des revanches à prendre sur la vie, lui qui porte à même la peau les souffrances de la Seconde Guerre mondiale. Sa vision du Troisième Reich n’est pas celle d’Udo et ses raisons de vouloir gagner cette partie contre l’Allemagne et contre l’Allemand figurent un affrontement contre le Mal
Udo est un être totalement froid et ses carnets restent très descriptifs, quasi cliniques, alignant les faits sans que le lecteur sache ce qu’il ressent. L’inquiétude et l’étrangeté surgissent incidemment, et l’ennui du narrateur se traduit par un presque ennui du lecteur dont l’intérêt s’émousse à force de soirées arrosées. Mais comme une araignée qui tisse sa toile, Bolaño installe ses personnages et son atmosphère pour emprisonner le lecteur qui voit se dessiner les liens entre le jeu et la réalité, entre la littérature et la vie.
Si le peintre Carlos Cardona a représenté Roberto Bolaño avec une si grosse tête, ça n’est pas pour rien : devenu en quelques années un écrivain culte en Amérique latine et ailleurs, il est de ces auteurs cérébraux qui s’apparentent plus à Borges qu’à García Márquez. Mais ce livre-ci n’est pas complexe dans sa construction, sa trame est linéaire, et si d’après ce que j’ai pu lire, il n’est pas le roman le plus abouti de son auteur, il est une bonne première marche.
Le Troisième Reich
Roberto Bolaño traduit de l’espagnol par Robert Amutio
Christian Bourgois, 2010
ISBN : 978-2-267-02086-1 – 412 pages – 25 €
El tercer reich, parution en Espagne : 2009
Salut! Pour commencer je dois vous dire que je suis un grand lecteur de votre blog. C’est mon blog préféré (je viens de mettre le lien sur mon compte twitter). Aussi, Roberto Bolano est mon écrivain préféré (avec Dostoievski). Il ne faut pas vous fier à ce premier roman pour la suite de son oeuvre, bien que ce roman ne soit pas complètement raté. Mais Les détectives sauvages et surtout 2666 sont beaucoup mieux. Je vous conseille fortement ces lectures. Très fortement même. J’en avais fait la critique (de ces 3 romans) sur mon propre blog. Voici le lien et au plaisir de vous lire, ce que j’adore faire : http://jimmymorneau.blogspot.com/search/label/Bolano%20Roberto
Jimmy
Je suis donc ravie que ce billet sur Bolano soit l’occasion pour vous de vous exprimer sur ce blog, merci pour ce commentaire. Depuis le temps que je lis monts et merveilles à propos de cet auteur, il était grand temps que je le découvre. J’avais bien en tête 2666 mais d’une part, c’est un pavé et je préférais l’aborder plus légèrement (mais est-ce possible ?) et d’autre part, c’est un texte inachevé et je trouve dommage de rester sur sa faim pour une première fois. Mais j’y viendrai, sans aucun doute.
En effet « 2666 » est un pavé et donc il vaut mieux attendre d’avoir bien le temps de le lire. Aussi il y a un chapitre de très choquant (c’est voulu de Bolano). J’ai vu que le fait qu’il soit inachevé revenait souvent dans les commentaires. Je ne crois pas qu’il soit inachevé, en tout cas ça paraît pas dans notre lecture. J’avais lu que le brouillon de Bolano était entièrement terminé mais celui-ci voulait le repasser et le corriger, ce qu’il n’a pas eu le temps de faire.
Au plaisir
Jimmy
Ah voilà! A lire le commentaire précédent, le titre me revient : ‘les détectives sauvages’. je l’ai vu à la bibli (même éditeur) et j’hésitais un peu, faute de temps, mais là me voilà décidée (pour un de ces jours, car j’ai un roman chilien à lire, justement… la vie du lecteur n’est faite que de coincidences?)
Je pense que nous avons en commun plus d’une coïncidence toi et moi, on les appelle affinités…
Très intéressant ! J’aime bien Bolano !
Celui-ci est son dernier texte paru en France, enfin pas pour longtemps car il en sort un autre incessamment sous peu : il y a des auteurs que la mort n’arrête pas !
Je pense que je vais faire l’impasse sur ce roman. Pas du tout tout le genre dont j’ai envie (besoin?) en ce moment. L’atmosphère semble vraiment trop lourde et particulière.
Particulière oui, c’est certain, tout ça finit par devenir assez inquiétant surtout à cause du personnage principal car dans les faits, il ne se passe pas grand-chose d’étrange… c’est l’inquiétude qui grandit en lui et que l’auteur fait partager au lecteur.
Je regardais justement 2666 qui va sortir en poche (Folio) et j’hésitais devant le pavé ne connaissant pas l’univers de cet auteur. Sa vie n’est déjà pas banale; peut-être commencerai-je ma découverte par Les détectives sauvages. Mais merci pour ce premier aperçu.
2666 a de quoi inquiéter, et en poche, il est encore plus volumineux… Les détectives sauvages me semble un meilleur choix pour aborder cet auteur si ce Troisième Reich ne te tente pas.
Le tableau est presque effrayant ! En ce qui concerne le livre, cette intrigue est attrayante, avec une dimension politique qui apparaît pas très nettement mais m’a l’air d’avoir une place importante… Comme je ne connais pas cet auteur, je commencerai peut-être par cette oeuvre…
Le tableau est presque effrayant, oui, mais au moins on est prévenu : lire Bolano n’est pas de tout repos 🙂 Non en fait, je m’étais fait presque une montagne de cet auteur, et ce livre-là n’est pas particulièrement difficile à lire, pas dans sa forme en tout cas. Comme quoi, il ne faut pas toujours croire tout ce qui se raconte… J’ai aussi failli passer à côté de Saramago comme ça, je le croyais lui aussi quasi inaccessible…
Marrant, je fais connaissance avec Bolano depuis une semaine. J’ai commencé par « Etoile distante » (ambiance particulière et particulièrement intéressante qui mêle l’histoire d’un jeune poète assassin et le destin d’autres personnages au moment du Putsch). J’aime beaucoup son style, simple, travaillé, limpide. Il m’a tout l’air du grand écrivain qu’on m’avait vendu. « Les détectives sauvages » est le prochain sur ma liste.
Ça ne m’étonne plus qu’on ait les mêmes lectures… et je te retrouve donc grâce à ce com’, je vais pouvoir visiter ton nouveau logement, collectif si j’ai bien compris !
Je suis ravie de voir que cette première expérience avec Bolano a été positive.
Comme Jimmy, je te conseille « Les détectives sauvages », que j’ai adoré.
Tu dépeins très bien ce que l’on ressent avec les romans de Bolano ; dans la plupart, il ne se passe effectivement pas grand-chose, et pourtant, le lecteur est entièrement capté par l’atmosphère et ce qu’il devine entre les lignes…
« Nocture du Chili » en est un exemple très représentatif : tout y est suggéré, et malgré tout, l’auteur fait passer clairement son message.
« 2666 » vient de sortir en poche, et attend déjà sur ma PAL. Mais bon, bien qu’inachevé, il fait plus de 1300 pages, je ne crois pas le lire tout de suite..
Il n’y a que le premier pas qui compte et maintenant, il est fait ! Comme pour Saramago, je te dois pas mal de mes desinhibitions littéraires… je m’en vais dresser la liste de ces auteurs qui n’impressionnent encore et te la soumettre 🙂
J’ai noté depuis longtemps « Les détectives sauvages » et « Etoile distante », mais je préfèrerais les trouver à la bibliothèque, j’ai souvent du mal avec la littérature sud-américaine (ce que je crois avoir déjà dit, d’ailleurs ! 😉 )
J’espère que je vais finir par t’en donner le goût car en ce moment, je ne lis pratiquement que ça !
La façon dont le sujet est traité n’est pas banal, mais je ne connais pas du tout cet auteur, sauf pour avoir lu quelques billets sur certains blogs. Dans tous les cas, il n’a pas l’air de faire dans la facilité … Je suis plutôt curieuse de le découvrir !
Il est vrai que le titre peut paraitre étrange. Mais en fait, Bolano s’est souvent préoccupé du Mal, et des nazis avec ses répercutions en Amérique latine. Le personnage du Brûlé représente dans ce livre ce que les SS en fuite ont continué à pratiqué là-bas.
Le sujet ne me tente pas mais l’auteur a l’air très intéressant.
Compte sur moi pour présenter d’autres de ses romans !
j’adore ce tableau!
presque pas une caricature…
interessant..Je ne connais pas du tout..A découvrir donc
A découvrir en effet, bienvenue à toi sur ce blog.
J’ai tenté Monsieur Pain de Bolano, mais je n’ai pas vraiment aimé ce livre, paru chez Les Allusifs.
Ça ne m’étonne quand même pas que cet auteur ne fasse pas l’unanimité, c’est quand même assez spécial…
Bien entendu, je ne connais pas du tout 😉 Je ne connais presque rien en littérature sud-américaine, en fait. Je note l’auteur… et je verrai si je trouve un roman un jour. Parce que bon, je ne suis pas certaine que celui-ci me tente particulièrement.
Tu vas avoir le choix, je lis beaucoup de latino américain en ce moment, et j’essaie de choisir les meilleurs, bien sûr…
J’avais noté 2666 mais sa taille m’avait carrément effrayée ! Et puis, les auteurs sud-américains et moi, on n’est pas toujours copains (je pense surtout à ma tentative de découverte de Mario Vargas Llosa assez récemment !!! mdr !)
Je viens d’aller voir ton billet sur Vargas Llosa : misère, je n’ai pas lu cette nouvelle mais il faut l’oublier ! Vargas Llosa est grand et c’est un génie du roman, peut-être que c’est dans la forme longue qu’il est vraiment le meilleur (je n’ai jamais lu de nouvelles de lui). La ville et les chiens, La tante Julia et le scribouillard sont vraiment de grands livres, pas compliqués à lire. Persévère !