Chang et Eng sont nés en 1811 au Siam, attachés par la poitrine. Partageant un même estomac, ils n’ont jamais pu être séparés et ont vécu ainsi soixante-trois ans. Ils se sont produits dans les grandes villes européennes, puis aux Etats-Unis où ils se marièrent avec deux sœurs qui leur donnèrent plus de vingt enfants. Par la bouche d’Eng, Darin Strauss retrace la vie de ce double-garçon en deux lignes narratives : à partir de leur enfance d’une part, et à partir de leur arrivée à Wilkesboro en Caroline du Nord où ils ont rencontré leurs femmes.
C’est après avoir lu La Moitié d’une vie et rencontré Darin Strauss que j’ai eu envie de lire ses romans. Rappelons que La Moitié d’une vie est un récit dans lequel, parvenu à l’âge de trente–six ans, il raconte comment à dix-huit ans il a accidentellement tué une jeune fille. Il précise dans ce récit que la mère de la victime a prononcé une phrase qui n’a dès lors cessé de le hanter : « vous allez devoir vivre pour deux à présent ». Cette phrase, cet ordre, lui devint une obsession. Au point de consacrer son premier roman à un couple de frères physiquement inséparables. C’est tout simplement énorme… L’image du double est d’ailleurs présente dans tout le roman, sous diverses formes.
« Même de ce point de vue élevé, peu de choses brisaient la monotonie de l’horizon ; cependant, au loin, nous pouvions distinguer le courant bicolore, à l’endroit où les eaux bleu clair de la Mun rencontraient celles, boueuses, du Mékong. »
Avant d’attiser les convoitises, les deux frères doivent affronter moqueries et superstitions. La première partie de leur enfance se déroule dans la naïveté, sans rencontrer d’autres enfants et en croyant que c’est en entrant dans l’âge adulte que les frères sont séparés. Aux batailles entre gosses succèdent bientôt les croyances du fin fond du Siam. Le roi Rama en personne désire les voir pour se rendre compte de leur nature. Ils sont d’abord jetés en prison (à l’âge de sept ans) mais finissent par regarder le roi en face. Quand ils sont quasi capturés et arrivent aux Etats-Unis, ils ne sont encore que des adolescents que l’on va exhiber partout, sans qu’ils n’en tirent aucun profit.
Grâce au second fil narratif, le lecteur sait cependant qu’ils vont se sortir de cet esclavage et rencontrer deux sœurs qui deviendront leurs femmes. Le récit d’Eng se fait alors plus intime. Il rêve de solitude bien sûr, d’intimité mais avant tout d’amour. A trente ans, ils n’ont jamais imaginé qu’une femme puisse les regarder autrement que d’un air moqueur. Les filles Yates vont pourtant les épouser, mais pas par amour… Mais c’est la femme de son frère qu’Eng désire, et pendant des années, il fantasmera sur elle, parfois si proche.
On imagine sans peine que ce roman contient des scènes terriblement fortes et parfois psychologiquement violentes. Cependant Darin Strauss choisit de ne pas de s’appesantir sur quelques images trop attendues pour privilégier l’humanisme. La voix d’Eng est celle d’un homme qui souffre d’un mal inédit qui lui vaut d’être à la fois paria parmi les hommes, radicalement différent, et objet de convoitise, voire d’admiration. Leur vie singulière et véridique force l’admiration de même que le travail de Darin Strauss à qui la fiction permet de donner la parole à des hommes dont l’Histoire ne se souvient que par l’apparence.
La tolérance est au cœur de ce roman et l’humanité du récit d’Eng. Chang et Eng ne sont pas semblables, ils ne sont pas un homme mais deux, nullement interchangeables. En entendant la voix de l’un, le lecteur découvre l’autre, comprend la solitude qui les enferme malgré la gémellité. Le tout sur un mode romanesque déjà très maîtrisé qui emporte le lecteur sur les pas de ces deux hommes qui pour leur malheur représentèrent une forme tout à fait particulière d’êtres humains.
Darin Strauss sur Tête de lecture
Chang & Eng, le double-garçon
Darin Strauss traduit de l’anglais par Aline Azoulay
Seuil, 2002
ISBN : 2-02-041915-7 – 349 pages – 19 €
Chang and & Eng, parution aux Etats-Unis : 2000
Le traitement d’une telle histoire est forcément casse-gueule mais à priori l’auteur s’en sort avec brio. Je mempresse de noter.
On aurait pu avoir une alternance des points de vue : une fois Chang, une fois Eng. Je trouve que le choix de deux périodes par le même narrateur rend le récit bien plus dynamique.
Pas banal comme histoire…
Une vie exceptionnelle, c’est certain…
Le thème de la gémellité poussé à son extrême…
C’est plus qu’un thème, c’est leur vie, quelque chose qu’on peut à peine imaginer et que la lecture nous permet d’entrevoir.
Il a l’air vraiment intéressant ce roman ! je note !
C’est bête à dire mais ce qu’on ressent surtout c’est la normalité de ces deux frères, qui sont comme tout le monde, avec des aspirations au bonheur, à l’amour, à la tranquillité…
Voilà un sujet original et ce que tu dis de son traitement donne envie de découvrir cette histoire incroyable.
Pendant toute ma lecture j’ai eu en tête « Freaks » de Tod Browning et tout ce qu’on a pu faire supporter à des gens comme eux (même si le roman n’a pas ce côté sinistre).
L’histoire en elle-même pour met trop mal à l’aise pour que je m’y lance, même s’il est bon.
Je vois tout à fait ce que tu veux dire, on peut être mal à l’aise au point de ne pas avoir envie de lire ce genre de livre.
Il existe un roman (mais que roman) sur ce thème, bien traité d’ailleurs (Les filles, de Lori Lanssens), mais là il s’agit de personnes ayant réellement vécu : quelle histoire! Ma foi, cela ne me fait pas peur, puisque tu dis que c’est traité sans voyeurisme.
Tu vois, je n’ai pas fini d’explorer toutes les envies suscitées par le festival America : que de belles découvertes !
Je trouve cette histoire terrible : j’espère qu’on ne les a pas considérés comme des bêtes de foire. Je reste marquée à vie par Elephant Man. L’anormalité ne me gêne pas lorsqu’on la respecte.
Ils n’étaient pas enfermés mais ils ont fait des spectacles qu’ils ont eux-mêmes mis au point.
Eh bien, d’après ce que tu en dis, ce roman est une sacrée prouesse littéraire et humaine !
Oui, une excellente lecture que je te conseille.
Pas tentée par ce roman, même si humainement, cela doit être un roman fort.
Tu réussis à me donner envie de lire un roman qui a priori me faisait un peu peur… je note donc 🙂
Il n’y a pas de voyeurisme dans ce roman, ça me semble important…
J’ai le roman Les filles dans ma PAL sur ce thème mais celui-ci semble plus profond, plus dur.
Il est profond car il y a plus que l’histoire : il y a aussi l’obsession de l’autre, l’impossible solitude, des sujets qui concernent l’auteur lui-même.