Vois comme ton ombre s’allonge de Gipi

Ce qui frappe d’abord le lecteur de Vois comme ton ombre s’allonge, c’est la variété des styles graphiques. Alors que l’album s’ouvre sur un crayonné d’arbre mort, il se poursuit sur un lever de soleil pleine page des plus lumineux. Et comme ces paysages qui se superposent, qui choquent, les êtres s’imposent d’une page à l’autre, un homme, un autre, le même peut-être, ou son pareil. On passe d’une époque à l’autre sans beaucoup de repères, elles se mélangent comme se mélangent les personnalités d’un certain Landi, Silvano puis Mauro.

On le voit sur une plage, mal en point, dans un hôpital ou une institution entouré de gens très sûrs d’eux, et toujours, cette station-service qui revient, comme un leitmotiv. Dans le deuxième chapitre, c’est dans les tranchées que nous plonge immédiatement le dessin sombre et liquide de Gipi. Les plaines nues, cabossées comme les visages. Et deux hommes, contraints de sortir pour aller voir plus près, en face, du côté de l’ennemi, de l’arbre mort au milieu de rien.

Une rupture après l’autre, Gipi reconstruit un traumatisme. D’où vient la douleur de Silvano ? Se peut-il qu’il la doive à son ancêtre Mauro ? L’un et l’autre portent-ils une blessure semblable ? Silvano se réfère à Mauro, son grand-père, jamais à son père, tandis que la fille de Silvano parle de son père comme d’un absent. Il y a des trous dans cette généalogie, comme le symbolise si bien l’arbre mort. La guerre n’est pas un drame individuel pour le soldat, elle l’est pour sa famille aussi parce qu’elle va devoir vivre avec ses traumatismes.

Vois comme ton ombre s'allonge couvIl n’y a pas besoin de pousser très loin les recherches en psychogénéalogie pour savoir que les peines et douleurs se transmettent d’une génération à l’autre. Certains enfants ou petits-enfants endossent inconsciemment les fautes de leurs ancêtres au point de souffrir des mêmes maux.

Gipi parvient à représenter la souffrance psychologique. Et parce que le  dessin est son mode d’expression, il le fait même parfois sans le moindre texte, par la succession de tableaux très sombres. C’est beau et terrible, car le retour du soldat, à la toute fin est, le lecteur le comprend, non pas synonyme de joie mais de cauchemars sans fin. Aurait-il mieux valu mourir que revenir tarauder par la faute d’être vivant ?

Si la lecture de Vois comme ton ombre s’allonge est de prime abord complexe, la persévérance du lecteur est récompensée par la force d’une histoire qu’il construit comme un puzzle, pièce après pièce.

Thématique Première Guerre mondiale sur Tête de lecture

 
Vois comme ton ombre s’allonge

Gipi traduit de l’italien par Hélène Dauniol-Renaud
Futuropolis, 2014
ISBN : 978-2-7548-1031-9 – 123 pages – 19 €

Una storia, parution en Italie : 2013

11 Comments

  1. On rigole souvent en Italie du fait que les titres en italiens n’ont absolument rien à voir avec la version originale, mais on n’est pas mieux en France apparemment. Passer d' »Une histoire » à « Vois comme ton ombre s’allonge »…

    Bref, j’ai entendu beaucoup d’éloges à son propos mais j’avoue que le sujet ne me tente pas des masses… J’attendrais qu’il arrive en bibli.

    1. Et ce titre original n’est écrit nulle part dans notre version française. L’a fallu que je cherche, heureusement que l’italien n’est pas du russe… Je découvre Gipi avec cet album et franchement, c’est très fort, marquant graphiquement et original dans la construction.

      1. C’est un des grands noms de la BD italienne que je voudrais découvrir (comme pour Sergio Toppi, déjà débuté). Ils ont des auteurs plus qu’intéressant qu’on ne connaît malheureusement pas beaucoup ici (je me demande pourquoi, en Italie, ils connaissent beaucoup de grands noms français en tous cas).

Répondre à Sandrine Annuler la réponse.