C’est aujourd’hui que le Grand Écrivain Mario Vargas Llosa fête ses quatre-vingts ans. Publier un billet sur un de ses livres en ce 28 mars était une évidence et peu à peu s’est imposée l’idée de relire un des romans qui m’ont permis de le découvrir, en espagnol à l’époque. Si La tía Julia y el escribidor (1977) reste mon favori et un des grands livres de ma vie, c’est La ville et les chiens que j’ai repris, entre autres parce qu’il est son premier roman.
Mario Vargas Llosa s’inspire de son vécu d’ancien élève du collège Leoncio Prado de Lima. Beaucoup de jeunes gens passaient par ces collèges pour qu’ils les remettent sur le droit chemin ou en fassent des hommes. Et la masculinité est bien au centre du roman : qu’est-ce que devenir un homme dans ce Pérou des années 50 ?
Ce qui domine les rapports à l’intérieur de l’établissement, c’est la violence : à la fois physique et morale, elle contraint le cadet à être obéissant jusqu’à l’humiliation et l’oubli de soi. Le bizutage (terrible scène) est une mise en bouche des trois années qui suivront. On développe aussi un esprit de compétition entre les garçons qui ne vivent que de brutalité, de sarcasmes et de suspicion. Aucune amitié entre eux, tout sentiment étant aussitôt considéré comme une faiblesse et donc un manque de virilité.
Plusieurs jeunes gens se distinguent parmi ceux que l’uniforme voudrait réduire à un seul. L’Esclave, qui tire son surnom des sévices et humiliations que tous les cadets de son année lui font subir et dont il ne semble pas trop souffrir ; le Jaguar, leader arrogant et craint depuis qu’il a tenu tête au bizutage infligé par les cadets plus âgés ; le Poète, Alberto Fernandez, qui écrit des lettres d’amour pour ceux qui ne savent pas écrire, ainsi que des petits romans pornographiques ; le Boa le seul à intervenir à la première personne, un violent lui aussi, ami du Jaguar ou au moins complice.
Contre toutes les règles, Alberto se lie d’amitié avec l’Esclave, ce qui n’est pas du goût du Jaguar qui se sent ainsi défié. La situation devient très orageuse quand le cadet Vaca vole les sujets de l’examen de chimie et que le vol est découvert. Les cadets sont consignés jusqu’à dénonciation du voleur. Mais l’Esclave ne supporte plus d’être consigné, de ne pas sortir le week-end et de ne pas voir sa belle Teresa. Il va donc dénoncer le voleur…
Ces scènes de collèges ne sont pas racontées dans un ordre chronologique. L’essentiel de La ville et les chiens se déroule pendant la dernière année au collège (les adolescents sont âgés d’environ dix-sept ans), mais de nombreux flash back reviennent sur les années antérieures, sans d’ailleurs que le lecteur en soit prévenu : ces sauts d’une époque à l’autre contribuent au dynamisme de la narration et à son originalité.
Autre particularité que Vargas Llosa utilisera dans de nombreux romans de façon plus élaborée qu’ici : le mélange des discours. Le lecteur ne sait pas toujours d’emblée qui parle, le « je » par exemple n’est attribué de manière définitive au Boa qu’à la moitié du roman. Et surtout, la plus grande incertitude règne sur l’identité d’un des personnages qui raconte sa vie avant le collège. Un père volage, une mère geignarde et une bonne amie, Teresa : il a besoin d’argent pour lui acheter de petits cadeaux et se fait voleur, bientôt bagarreur et recherché par la police. Qui est-il parmi les jeunes gens de Leoncio Prado ? On ne le saura qu’à la toute fin, quand tous auront définitivement tourné la page de ce collège qui leur a volé leur innocence.
L’incertitude sur l’identité des personnages est entretenue par le discours lui-même et maintient le suspens. Elle aiguise l’intérêt des scènes se déroulant en dehors du collège qui aurait pu diluer l’intrigue mais au contraire la densifie.
Les épisodes hors du collège permettent à Vargas Llosa de décrire la société liménienne et en particulier l’état des familles et des relations entre les jeunes. Les jeunes gens sont obsédés par l’image qu’ils renvoient, par la volonté de paraître forts et virils. Ils sont enfermés dans l’ambition de leurs familles, par les traditions et la morale. Aucune liberté et peu de choix possibles. Et parce qu’elles doivent rester cachées, leurs premières expériences sexuelles relèvent du sordide.
La charge contre l’institution militaire est évidente et a valu à Vargas Llosa quelques soucis (des dizaines d’exemplaires de son roman ont été brûlées dans la cour du collège Leoncio Prado par l’autorité militaire). Mais la critique n’est pas aveugle et générale : il se trouve un militaire, le lieutenant Gamboa, pour avoir un sens moral élevé. Il refuse de se taire comme on le lui ordonne quand il comprend que le cadet qui a été tué pendant un entraînement n’est pas mort accidentellement mais a été assassiné. Malgré ses supérieurs qui souhaitent étouffer l’affaire et menacent de le muter, il ira jusqu’au pour faire éclater ce qu’il croit être la vérité.
Je me fais prochainement offrir la version Pléiade de La tante Julia et le scribouillard et reviens vous parler de Vargas Llosa, quatre-vingts ans aujourd’hui : longue vie monsieur l’écrivain qui me passionne et m’enchante depuis tant d’années.
Mario Vargas Llosa sur Tête de lecture
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La ville et les chiens
Mario Vargas Llosa traduit de l’espagnol par Bernard Lesfargues
Gallimard (Folio n°1271), 1988
ISBN : 2-07-037271-5 – 529 pages
La ciudad y los perros, première parution : 1962
J’ai oublié ce rendez-vous, mais je relirai volontiers l’auteur, j’avais beaucoup aimé notamment son dernier roman, avec son style malicieux !
PS j’adore l’aspect « vintage » de la couverture de ton roman !
Il est tout à fait vintage : les pages sont terriblement jaunies, la tranche toute cassée… ce qui prouve que bien que lisant à l’époque l’édition en espagnol (sur laquelle je n’arrive pas à mettre la main), j’ai dû pas mal consulter cette version-là 🙂
J’avais commencé La tia tulla y escribidor en espagnol mais comme je mettais trop de temps à le lire je l’ai abandonné alors que c’est assez comique au début… Je vais essayer de le reprendre ( en traduction) et je note celui-là. Je note aussi celui-là !
Oh oui, c’est drôle et bien plus léger que La ville et les chiens : j’espère que tu y retourneras et que cette fois tu apprécieras.
J’ai lu un policier de cet auteur avec grand plaisir, j’avais hésité avec celui que tu as lu ! http://www.lecturissime.com/2016/03/qui-a-tue-palomino-molero-de-mario-vargas-llosa.html
Il excelle dans tous les genres ! Merci d’avoir participé à cette lecture commune.
J’ai lu ce roman il y a très longtemps. C’est une lecture très exigeante, à l’époque j’avais eu du mal et je ne l’avais pas fini. Ton billet me donne envie de m’y replonger à nouveau.
Il est certain qu’il ne faut pas perdre le fil de l’affaire. Je l’ai lu en partie dans le train et j’ai beaucoup noté sur mon petit papier quantité de détails que les caprices de la SNCF s’échinaient à me faire oublier…
Un auteur que je dois découvrir , mais j’ai toujours du mal avec la littérature d’Amérique Latine, cela ne s’explique pas bien, mais leur merveilleux en particulier n’est pas le mien , et puis je les trouve toujours trop trop long et bavard. Tout cela pour expliquer que je sais que je dois lire cet auteur mais que je ne l’ai pas encore fait.
Pas de merveilleux ici, c’est plutôt la veine sociale qui devrait mieux te correspondre. Ceci dit, c’est dur et sombre, je te conseille la tante Julia pour commencer avec légèreté.
Non, je n’ai pas trouvé de ‘merveilleux’ dans ses romans (et chouette!) , il faut le lire cet auteur (quoi la Pléiade?)
Tu vis sur Mars toi non ? Vargas Llosa est entré dans la Pléiade le 24 mars dernier : premier écrivain étranger vivant à y entrer !
Il m’a bien semblé entendre l’info, mais comme je ne l’ai pas réentendue ou relue, j’ai zappé!!! Bon choix!!!
Ha oui j’ai répondu chez moi pour les conseils sur Stegner (je suis tenace) (et pour schoeman aussi). La vie obstinée parait bien pour démarrer.
Ah ! J’ai hâte de lire un autre livre de cet auteur. J’apprécie vraiment son style !
Du coup, merci pour l’info, je vais aller aussi fêter ça sur ma page facebook 🙂
Ça lui fera des ondes positives, c’est sûr : toujours bon à prendre !
Bon mon choix n’a pas été un coup de coeur qui me donne envie de me précipiter sur ses autres oeuvres mais ce fut une lecture sympathique et cette LC m’aura au moins permis de sortir enfin cet auteur de ma vieille LAL.
La version Pléiade de la Tante Julia ! Wow ! 🙂
2 volumes de 4 romans chacun : je ne sais pas encore comment je vais attendre jusqu’à mon anniversaire ni comment faire pour ne pas me rouler dedans de joie 🙂
mais cet auteur est partout !!! 🙂 Ce mélange des discours que tu évoques me parle…
Essaie Lituma dans les Andes, il y pratique cette technique en virtuose !
Une lecture que je n’ai pas aimé. Un Pléiade, quel beau cadeau !
Encore deux mois à attendre : voilà que je m’impatiente de prendre un an de plus !
Bonjour Sandrine, j’ai appris tout récemment que Vargas Llosa « entrait » dans la bibliothèque de La Pléiade (de son vivant, ce qui est rare). Je n’ai lu que deux romans de Vargas Llosa et ils m’ont plu tous les deux. Bonne après-midi.
Je te souhaite d’en lire de nombreux autres, pourquoi pas en Pléiade puisque c’est désormais possible, et espère qu’ils te plairont également.
J’avais adoré « tante Julia et le scribouillard » et son « mélange des discours.
Je note ce titre qui m’a l’air sombre mais passionnant 🙂
…et un peu éprouvant aussi…
Voilà bien longtemps que je n’ai pas lu Vargas llosa 🙂 pour son anniversaire c’est raté mais il a 80 ans toute l’année 🙂
Dépêche toi : par les temps qui courent, on ne sait pas à qui ce sera le tour demain !