Ce n’est que petit à petit que Nell, la narratrice, Eva sa soeur et leur père se sont rendu compte que la société partait en sucette. Des coupures d’abord sporadiques puis de plus en plus fréquentes d’électricité. Plus d’essence, plus rien dans les magasins. Tous trois vivent loin du monde, très loin dans leur bout de forêt de la Californie du Nord.
Les deux soeurs ont été élevées à la maison, ne fréquentant pas l’école. Elles vivent en liberté et à leur rythme, l’aînée développant un goût puis une passion tardive pour la danse classique, à l’image de la mère, et Nell devenant un petit génie sur le point d’intégrer Harvard en n’ayant étudié que par elle-même.
Au moment où débute Dans la forêt, les deux soeurs sont seules : la mère est morte d’un cancer avant la crise et le père accidentellement quelques semaines auparavant. Elles ne peuvent plus compter que sur elles-mêmes et attendent tant bien que mal que la crise s’apaise et qu’on vienne les aider. Elles vivent sur les réserves accumulées par leur père et s’adonnent autant que faire se peut à leur passion.
Nell écrit dans un cahier leur vie au jour le jour mais aussi quelques épisodes passés de leur enfance atypique. Elles vivent une sorte de fusion, loin du monde, qui n’empêche pas les tensions au moment où la crise devient patente. Dans la forêt est moins le récit d’une société qui se détraque que la construction-déconstruction-reconstruction d’une relation unique.
Elles vont comprendre petit à petit que leur amour et leur lien ne suffisent pas et que malgré une vie passée dans la forêt, elles ne la connaissent pas :
Comment ai-je pu vivre ici toute ma vie et en savoir si peu ?
Tournées l’une vers la danse, l’autre vers l’accumulation des savoirs, elles n’ont pas été à l’écoute de la Nature et ne savent pas en ce moment de crise ce qu’elles peuvent en tirer. Ce roman est le récit de leur apprentissage et des épreuves rencontrées. Le cadre semble idyllique mais la forêt est aussi hostile : elle coûte sa vie au père, regorge d’animaux contre lesquels il faut se défendre et lutter, ne protège pas des intrusions malveillantes. La vie est donc rude, très rude, mais aussi lumineuse et riche.
Grâce à la narration à la première personne, le lecteur partage les émotions, les espoirs, les rancœurs de Nell. Cet être en devenir qui tôt avait tracé sa voie se réinvente dans un monde qui n’est plus le sien. Elle ne sera pas celle qu’elle devait être, elle sent la vie vaciller alors qu’elle est au moment des certitudes. Cette fragilité est sensible sous la plume de Jean Hegland qui nous emmène donc bien loin des récits post-apocalyptiques habituels. Beaucoup d’émotion sans pathos ni niaiseries.
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Dans la forêt (Into the Forest, 1996) de Jean Hegland traduite de l’anglais par Josette Chicheportiche, Gallmeister (Nature Writing), janvier 2017, 300 pages, 23,50€
J’ai beaucoup aimé la BD. Et le roman attend patiemment que je me décide sur l’étagère « littérature américaine ».