On peut craindre le pire à relire des livres qui ont ému, voire plus, à l’adolescence. Quand 37°2 le matin de Philippe Djian est sorti et un an après son adaptation par Jean-Jacques Beineix, j’avais l’âge qu’il fallait pour être emportée par cette histoire d’amour et de folie. Béatrice Dalle et Jean-Hugues Anglade m’ont marquée à jamais et les mots de Philippe Djian, je m’en suis rendu compte en le relisant, sont inscrits dans ma mémoire : la voix off du film qui fait entendre la voix de l’écrivain narrateur a fait son oeuvre.
Pour Philippe Djian il n’a pas de nom mais pour Beinex il s’appelle Zorg. Il vivait vraiment peinard de petits boulots avant de rencontrer Betty. Elle est un ouragan qui bouleverse sa vie, l’illumine et lui donne un sens : pour elle il est prêt à tout parce qu’elle est la vitalité, l’étincelle, l’inattendu. Elle se fiche de toutes les conventions sociales, vit au jour le jour, sans passé ni lendemain. On ne sait rien d’elle, mais on la devine fragile sous son tempérament explosif : une bombe à retardement.
Elle semble vivre d’abord assez bien de chili et d’amour, malgré l’ennui qui guette dans ce trou perdu, jadis son petit coin de paradis à lui. Puis, à l’occasion d’une crise de rage (elle balance tout par la fenêtre), elle découvre un manuscrit écrit par le narrateur qui l’a enfoui dans des cartons. Le lire met le feu aux poudres. Elle est persuadée du génie de son amour et décide de taper le manuscrit à la machine, puis de l’envoyer à des éditeurs. La désillusion et la chute commencent alors car le monde est bien trop morne et terne pour elle. Elle frappe, hurle et tempête, s’enfermant dans une folie que le lecteur observe par les yeux du narrateur impuissant.
C’est sa voix à lui qu’on entend, sa voix qui murmure l’impuissance de l’amour face à la psychose. Philippe Djian transcrit les émotions avec une grande subtilité, non dénuée d’humour. Le narrateur est complètement dépassé par un amour trop grand pour lui, par une femme aux désirs dévorants. Même s’il ne comprend pas, même si les échecs s’accumulent, il fait tout pour elle. Cet amour magnifique ne cèdera pas devant la folie, il se sublimera dans la mort.
Mais il y a certaines choses qu’on peut faire sans trop rechigner quand on vit avec une fille qui en vaut la peine. C’est ce que je me disais en déplaçant le buffet qui à son tour se trouvait plus à la bonne place. Je râlais pour la forme, mais dans le fond, je prenais du bon temps. Même si je désirais pas autre chose que d’aller me coucher, je pouvais bien bouger deux ou trois meubles pour elle, la vérité c’est que pour elle j’aurais déplacé des montagnes si j’avais su comment m’y prendre. Parfois je me demandais si j’en faisais assez, parfois j’avais peur que non, mais c’est pas toujours facile d’être à la hauteur comme type, il faut reconnaître qu’elles sont un peu bizarres et chiantes comme pas deux quand elles s’y mettent, n’empêche que ça m’arrivait souvent de me demander si je faisais assez d’efforts pour elle, ça m’arrivait surtout en fin de soirée, quand j’étais le premier couché et que je la regardais attraper ses crèmes sur l’étagère de la salle de bain. De toute façon, s’il y avait une chance pour être à la hauteur dans cette vie, c’était pas quelque chose qui vous tombait tout cru, il fallait pas se laisser aller.
On entend aussi la voix de Betty, ses phrases choc qui ressurgissent intactes. Elles ont la voix un peu vulgaire de Béatrice Dalle qui crevait l’écran pour son premier rôle, à vingt-et-un ans.
– Tu avais pas à faire ça, tu devais simplement l’envoyer se faire foutre, c’est juste une question de fierté, quoi, merde ! Qu’est-ce qu’il croit, ce mec, qu’on est deux tarés tout juste bons à lui cirer les pompes… ?! Je suis une vraie conne, j’aurais dû lui arracher les yeux !
– Écoute, si je dois peindre des baraques pour qu’on puisse rester ensemble, je vais peindre des baraques et je peux faire plus que ça encore. Ça me paraît un effort ridicule quand je vois ce que j’y gagne…
– Oh merde…! Tu vas peut-être te décider à ouvrir les yeux ! T’es complètement dingue, ma parole !! Regarde dans quel trou on vit et l’autre salaud te paye une misère pour t’enterrer ici, regarde un peu où t’en es à la moitié de ta vie, tu veux me dire un peux ce que tu as gagné, tu peux me montrer les merveilles pour lesquelles tu t’es laissé enculer… ?!!
– Ça va… On en est tous au même point. Il y a pas une différence énorme.
– Ah, je t’en prie… Ne me sors pas des conneries pareilles ! Pourquoi tu crois que je suis avec toi, à quoi ça rime si je peux pas t’admirer, si je peux pas être fière de toi… On est en train de perdre notre temps ici, c’est le coin idéal pour s’entraîner à mourir !
Djian n’enferme pas les deux amants dans l’amour : les nombreux personnages secondaires sont tous d’une même justesse et contribuent à la légèreté de cette tragédie. Pendant que se referment les noeuds qui étrangleront les amants, la vie quotidienne s’écoule. Impossible d’oublier Eddie qui les fera travailler dans une pizzeria (jusqu’à la rupture, avec une fourchette cette fois) ou Annie, la voisine nymphomane, les seins encore lourds de lait maternel et qui ne cesse d’implorer le narrateur de faire quelque chose pour elle. Dans mon souvenir, Zorg, Betty, Lisa et Eddie buvaient des téquilas rapido, mais peut-être est-ce un souvenir dû au film (que je n’ai pas revu).
Trente ans après, 37°2 le matin n’a rien perdu de sa force. L’émotion et l’humour empoignent le lecteur par la force d’un narrateur toujours aussi juste et près des mots. Les phrases sont intactes, scintillantes, de vraies perles qui brillent au soleil de ma mémoire. On dit que c’est le roman d’une génération (on le dit aussi du film), mais c’est bien plus que ça, comme une magnifique histoire d’amour que le temps n’altère pas.
Philippe Djian sur Tête de lecture
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37°2 le matin
Philippe Djian
J’ai Lu (n°1951), 1986
ISBN : 2277219517 – 378 pages
Lu et aimé aussi à l’adolescence, tu me donnes envie de le relire
Le film ne m’avait pas plu, mais après avoir lu ton billet, je me laisserai bien tenter par le roman.
Rajeunissant retour en arrière… ça donne envie de le relire…
Nous avons vieilli et lui pas, mais c’est toujours aussi bon : pas de doute que c’est le signe d’un excellent livre !
Je n’ai jamais lu ce livre, mais j’ai pas trop accroché au film…
C’est une très bonne adaptation du roman, beaucoup des dialogues y sont par la voix off, du coup, il ne te plairait peut-être pas…
Je ne l’ai ni lu, ni vu … Je pense qu’il faudrait que j’y songe, c’est un manque à ma culture, et si en plus tu dis qu’il n’a pas vieilli!
Dans le film, il y a aussi l’exceptionnelle musique de Gabriel Yared qui a fait un tabac à l’époque et que j’ai réentendue avec beaucoup de plaisir.
IL m’intéresse beaucoup ton billet car j’ai justement prévu un billet que les relectures pour dimanche. J’avais aimé le film mais je n’ai pas lu le livre.
C’était une envie soudaine cette relecture, alors que tant de livres m’attendent. Mais parfois, il faut céder à ses envies 😉
C’est bizarre mais je suis passé au travers, je n’ai pas vu le film et pas lu le bouquin, pour ma génération c’est plutôt rare 🙂
Ah ça oui : tu dois être la seule de notre génération !!
Je ne sais plus si j’ai lu le livre… pas sûre… mais le film est inoubliable, oui.
Toujours pas lu. Il faut que j’y remédie !
Tu le dévoreras probablement et tu reverras des images du film en lisant 😉
Le film est l’un de mes préférés. Vu une foultitude de fois à l’adolescence, je l’ai revu récemment. Je venais de lire le livre pour la première fois, et j’étais bouleversée. Ce livre est le plus beau livre sur la force de l’amour que j’aie pu lire. Chaque phrase, chaque émotion est un bijou. Revoir le film, ses couleurs, sa musique, les rires de Darmon et Anglade dans la voiture, la bouche de Béatrice Dalle, ce sentiment de l’été, de la nostalgie, du bonheur perdu. Cette folie. Quel cadeau Beinex a fait à Djian de donner un si bel écrin à son oeuvre. Et réciproquement. Et quel cadeau ils nous ont fait.