Nocturne du Chili de Roberto Bolaño

nocturne du chiliAlors qu’il est à l’agonie, le père Sebastián Urrutia Lacroix se sent persécuté par un mystérieux jeune homme aux cheveux blancs. Alors qu’il était en paix avec lui-même « muet et en paix » voilà que ce démon surgit et taraude sa conscience, le forçant à se souvenir. Il va donc parler, raconter sa vie pour se justifier et montrer la blancheur de son âme de prêtre et d’homme de lettres.

La carrière du père Sebastián a quelque chose de romanesque. Le premier épisode sort tout droit d’un roman du XIXe siècle, avec ambiance étrange et cénacle d’écrivains. Convié par le célèbre critique littéraire Farewell, le jeune père Sebastián confirme sa vocation de critique sous le pseudonyme d’Ibacache, tandis qu’il poursuivra parallèlement une carrière de poète, sous l’égide de Neruda.

L’agonisant raconte bien des anecdotes, certaines inattendues dans ce contexte : un écrivain chilien rencontre Jünger pendant la Seconde Guerre mondiale dans la mansarde parisienne d’un peintre guatémaltèque anorexique, un fabricant de chaussures rencontre l’empereur de l’empire austro-hongrois et lui propose la construction d’une colline des héros… jusqu’à ce que deux mystérieux hommes d’affaires lui proposent une mission en Europe : le père Sebastián ira en Europe visiter les églises afin de comprendre pourquoi ces bâtiments se dégradent.

Dès sa première visite, la situation est claire : la merde de pigeons est responsable. C’est ce qu’affirment tous les prêtres et certains ont donc trouvé une parade : ils s’initient à la fauconnerie et au vrai massacre de ces oiseaux trop nombreux et sans gène, au risque de tuer aussi la colombe de la paix, mais qu’importe. L’Église doit se défendre contre ce qui sape ses fondations et tous les moyens sont bons. Les mandataires du père Sebastián ne s’appellent-ils pas messieurs Eniah et Etniarc (Haine et Crainte) ?

Puis c’est la période de la dictature, que le lecteur attendait. Que fait le père Sebastián ? Il relit les classiques grecs. Que faire d’autre en effet quand on a décidé de ne pas s’impliquer ? Pourtant, il va bien malgré lui être appelé à côtoyer le pouvoir militaire. En effet, on lui demande de donner des cours de marxisme aux dirigeants de la junte, Pinochet compris ! Un moyen comme un autre de connaître ses ennemis, mais le père Sebastián tremble à l’idée de ce qui pourrait advenir de lui à l’issue de ces leçons. Et de fait, il ne lui arrive rien.

Il peut donc, comme bien d’autres, fréquenter les salons littéraires, au premier rang desquels celui de María Canales qui réunit chez elle le gratin des écrivains chiliens (c’est-à-dire ceux qui ne sont pas partis en exil). Car il faut bien s’occuper pendant ces années de dictature. A l’aube de la mort, le père Sebastián se défend d’avoir été un assidu de ses soirées, il se défend même d’avoir su ce qui se passait dans les caves de cette grande maison : « à quoi bon exhumer ce que le temps charitablement enfoui ?« . On sait pourtant qu’au sous-sol, on enchaîne des gens à des lits et on les questionne. Que certains y laissent même la vie. Mais les gens ont peur, ne disent rien et continuent à boire et parler littérature, ce qui pourrait sembler beaucoup plus anodin.

Mais pour Bolaño bien sûr, rien n’est moins anodin que la littérature. Nocturne du Chili retrace la vie d’un critique littéraire célèbre au Chili, Farewell a lui aussi réellement existé, tout comme María Canales et son mari. Nocturne du Chili se présente dès lors comme un roman à clef, niveau de lecture difficile à saisir pour nous ici et maintenant. Ce qui nous parle bien plus, c’est le thème de l’homme de lettres face au pouvoir. Nous avons eu les mêmes écrivains (dont certains catholiques) qui pendant qu’on torturait à deux rues de là ceux qui luttaient pour la liberté, mangeaient des petits fours et buvaient du champagne.

Bolaño ne choisit donc pas, comme de nombreux écrivains latino-américains d’écrire sur les dissidents, sur les victimes de la dictature ou sa mémoire. En écrivain et poète, il parle de ce que devient la littérature quand des Pinochet se déclarent hommes de lettres et que les hommes de lettres choisissent de faire comme s’il ne se passait rien. Peut-être seront-ils tiraillés par leur conscience au moment de mourir, mais il est certain qu’ils auront laissé déferler cette « tempête de merde » sur laquelle se referme Nocturne du Chili et qui aurait dû donner son nom (Tormenta de mierda) au roman si l’éditeur de Bolaño et certains de ses amis ne l’en avaient dissuadé.

Roberto Bolaño sur Tête de lecture

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Nocturne du Chili

Roberto Bolaño traduit de l’espagnol par Robert Amutio
Bourgois, 2002
ISBN : 978-2-267-01628-1 – 152 pages – 15 €

Nocturno de Chile, parution originale : 1999

9 commentaires sur “Nocturne du Chili de Roberto Bolaño

    1. Celui-ci est très bien, peut-être un peu déconcertant car il part dans de nombreuses directions avant d’en arriver ouvertement à la dictature. Son grand oeuvre est sans doute Les Détectives sauvages, si tu as du temps car c’est un pavé et son roman inachevé (pas lu) est encensé par tous : 2666. Ses livres ne sont pas difficiles à lire, mais ils demandent souvent du temps et surtout, ils donnent beaucoup à réfléchir.

      1. Personnellement, Nocturne du Chili est souvent le titre que je conseiller pour découvrir Bolano, en raison de son format (il est assez court) qui permet d’appréhender le ton de l’auteur, sans se lancer pour autant dans un pavé… mais sinon, 2666 mérite sa réputation ! Il est colossal (dans tous les sens du terme) !
        Et je suis ravie en tous cas que cet étrange roman t’ait plu, je trouve que Bolano mériterait d’être lu bien davantage ..

  1. « Tempête de merde », ça dit bien ce que ça veut dire !! Une lecture qui doit être assez forte, sur un thème toujours d’actualité, à des degrés divers bien sûr.

  2. Je n’ai lu (et adoré) que 2666… Mais je veux en découvrir d’autres… d’après les comms, je commencerai peut-être par les détectives dont tu parles… mais celui-ci me tente pas mal aussi!

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