Nécropolis 1209 de Santiago Gamboa

Nécropolis 1209Le narrateur de Nécropolis 1209 est un écrivain colombien qui se remet doucement à Rome d’une très longue maladie, quand il reçoit une invitation inattendue. Le Congrès International des Biographes et de la Mémoire (CIBM), l’invite tous frais payés et contre rétribution à un colloque d’une semaine à Jérusalem. Il n’est absolument pas biographe mais accepte.

A son arrivée sur place, il découvre qu’il n’est pas le seul invité incongru et que ce colloque rassemble des participants pour le moins hétéroclites : un antiquaire spécialiste du « verre pressé », un bibliophile amateur d’échecs, un prêtre évangéliste, et surtout, une star du porno. Chaque  intervenant va raconter une histoire, la sienne le plus souvent, dans un hôtel de luxe alors que la ville en guerre croule sous les bombes.

Quatre narrateurs se succèdent. José Maturana raconte la vie de Walter de la Salle, prêtre évangéliste, et par là même, la sienne. Il dit comment un jeune homme né dans la rue se met au service des pauvres, des vieux, des délinquants, des prostitués, bref, de la lie de l’humanité et comment il prêche auprès d’eux pour leur apporter la parole divine. A Miami il fonde le Ministère de la Miséricorde, s’enrichit énormément, puis tombe lui même dans le sexe et la drogue, selon José. Edgar Miret Supervielle raconte l’amitié d’un Polonais et d’un Suédois champions d’échecs. Moisés Kaplan, historien colombien, raconte comment un mécanicien juif colombien prospère qui choisit de lutter contre les paramilitaires, est trahi et décide de se venger, tel Edmond Dantès. Et enfin Sabina Vedovelli, la reine du porno, raconte sa propre vie devant un parterre subjugué.

Tous ces narrateurs viennent d’horizons différents mais tous partagent la même misère et la même violence. Les récits les plus marquants sont ceux de la Vedovelli et de José Maturana (qui tient trois chapitres à lui seul). Tous deux sont extrêmement crus, ils décrivent la violence et la sexualité dans les termes les plus explicites, et même avec un luxe de détails pornographiques dans le cas de la jeune femme, ce qui ne conviendra pas à tous les lecteurs. Cependant, son récit est également emprunt de beaucoup d’humour, notamment dans l’intellectualisation de son métier, quand elle en explique la portée artistique, voire même politique.

Mais le récit le plus éblouissant est celui de José Maturana, par les propos violents qu’il tient mais aussi par sa prouesse stylistique. Voleur, drogué et assassin, il deviendra lecteur, ascète et philosophe dans un parcours cohérent même si chaotique dont on ne doute jamais et qui se révèle peu à peu.

« A la messe, en, outre, il se présentait le torse nu, saturé de tatouages montrant le Christ à Nazareth, mais aussi dans les rues d’une banlieue industrielle, prêchant parmi les alcooliques et les adeptes du hennissement du cheval dans les veines. Son dos était couvert par une représentation de la crucifixion de Jésus, mais au lieu du Golgotha, mes brothers, le Rédempteur apparaissait pendu à un vieux poteau de basket de Siracuse Drive, planté au bord des rues défoncées et d’immeubles aux façades noircies par le smog, où Dieu seul sait quels drames se déroulaient, combien de viols d’adolescentes par leur beau-père, d’actes pervers avec drogue dure et combien d’humanités poisseuses dormaient dans l’American Dream du cheval sur des moquettes sales, de vieux atteints du cancer de la prostate, gémissant de douleur, et de femmes bradant leur virginité anale en échange de doses de poudre pour leur mari, bref, mes loulous, tout cela pouvait se deviner dans ces horribles immeubles qui entouraient le terrain où était crucifié le nouveau Christ, le Jésus des banlieues, le rédempteur de la racaille envoyé par l’Unique pour nous sauver de nos péchés, et c’était cette image centrale que Walter avait fait tatouer dans son dos : le mystère et le paradoxe du mal. »

Santiago Gamboa plonge le lecteur dans le monde fourmillant des bars, des putes, des drogués et de l’exaltation religieuse au rythme de l’incroyable verve de ce José qui est le fil rouge du roman puisqu’après sa conférence, il est retrouvé mort dans sa baignoire. Suicide en apparence, mais le narrateur n’en est pas certain et décide d’enquêter dans son coin.

Flamboyant serait l’adjectif le mieux adapté me semble-t-il au style de Gamboa. D’un narrateur à l’autre, il plonge son lecteur dans des mondes différents et pourtant toujours vivants, perceptibles, évidents. On visite les prisons crasseuses avec Walter de la Salle, on subit les menaces des paramilitaires et des FARC avec Ramón Melo García, et on assiste aux tournages de nombreux films pornos avec Sabina Vedovelli. L’intrigue cadre tient elle aussi la route puisque le lecteur veut absolument savoir qui était vraiment Walter de la Salle, s’il est vraiment devenu l’immonde pervers décrit par José.

J’ai tout simplement été embarquée par la prose de Gamboa, par ces vies dangereuses et violentes, par ces récits qui ne se recoupent jamais et qui pourtant sèment des clins d’œil au lecteur attentif (que d’Ebenezer dans ces textes et de sandwichs au poulet !). Mon seul bémol est que j’ai longtemps attendu un point commun entre les invités, un lien, une raison à l’invitation qui aurait lié tous les participants autrement que par leur thématique (leur personnages se seraient déjà rencontrés, il raconteraient tous un morceau d’une même histoire…etc.). Mais non.

Autre point faible à mes yeux. Gamboa utilise un récit cadre qui a fait ses preuves depuis Le Décaméron de Boccace : des narrateurs se succèdent dans un lieu clos alors qu’à l’extérieur la destruction fait rage. Jérusalem, la ville martyr par excellence, métaphore de toutes les souffrances, est en guerre et les intervenants comptent les bombes en buvant du champagne. Victoire des mots sur la violence ? Non, puisque le congrès finit par être interrompu. Finalement, ce récit cadre ne sert qu’à souligner la vanité de ces congressistes, qui même s’ils ont vécu le pire ne sont plus concernés par la violence du monde.

Pourtant cette violence est au centre du roman, dans chaque voix, chaque destin. En France, en Colombie, en Italie, aux États-Unis, partout vivre est un danger, partout l’alcool, le sexe, la drogue guettent ceux qui sont issus du peuple, de la rue ou de rien. Par ses mots, Gamboa donne voix et vies à quelques abimés de la vie sur un mode polyphonique, chatoyant, dérangeant, qui ne peut laisser indifférent.

Santiago Gamboa sur Tête de lecture

 

Nécropolis 1209

Santiago Gamboa traduit de l’espagnol par François Gaudry
Métailié, 2010
ISBN : 978-2-86424-730-2 – 413 pages – 22 €

Necrópolis, parution en Colombie : 2009

47 commentaires sur “Nécropolis 1209 de Santiago Gamboa

    1. Eh bien pour moi, ce fut une première, et j’ai un autre titre à la bib. Je l’ai entendu parler lundi, à une émission de France Culture et il est vraiment très intéressant. (Et ces Sud Américains parlent un français à faire pâlir les natifs que nous sommes !).

  1. J’avais repéré ce titre (mais l’autre envoyé par Métailié était tout aussi excellent). j’ai déjà lu un billet enthousiaste sur ce roman, tu sais, alors là il ne faut plus rien pour me convaincre! Pourtant la littérature sud américaine et moi, euh… ^_^

  2. Je ne connais pas du tout et pour l’instant je ne préfère pas noter. Je ne suis pas du tout dans de bonnes dispositions pour un livre de ce genre. C’est plutôt jeunesse en ce moment 😛

  3. Adepte de Métailié je suis, adepte je reste, surtout après un tel billet.
    ( juste pour info : il est vrai que le français des Sud Américains est impressionnant. La branche de L’Alliance Française installée sur le continent sud américain est l’une des plus développée et des plus actives. En Uruguay et en Argentine sont installés de très nombreuses écoles et lycée français – ainsi que des librairies françaises, on y trouve aussi notre presse avec une semaine de décalage – qui ne sont absolument pas réservés à la population française expatriée. Enfin, du temps du service militaire obligatoire, nombreux aussi étaient les jeunes diplomés qui y passaient leur 18 mois en coopération sur des projets socio-économiques – commentaire un peu long, mais je n’ai pas pu m’empêcher de réagir à ta réflexion )

    1. Et nombreux sont les écrivains, Colombiens ou autres, qui voyagent, viennent et même vivent un temps en France. Il faut croire qu’ils perçoivent encore là-bas la lumière du phare que fut la culture française…

  4. J’ai tout à découvrir de la littérature de ce pays. Je suis contente que tu mettes ces romanciers en avant. J’ai relevé leurs noms pour en lire quelques-uns, bientôt j’espère. Le mot foisonnant semble bien leur convenir, on dirait!

    1. Pour celui-là oui. Mais d’autres sont plus tranquilles. En vérité, ils sont vraiment différents ces auteurs, j’en ai lu six et vraiment, ils ont chacun un style bien à eux, c’est très intéressant et surtout très plaisant, j’aime beaucoup.

  5. Si dans une librairie, j’avais vu ce livre, j’aurais été tentée par la couverture (aaaah, l’attrait des tatouages…). Après avoir lu ta critique, il pourrait bien se retrouver sur ma PAL…

    1. Je n’ai pas parlé de la couv’, parce que c’est un blog sérieux ici, mais puisque tu m’en donnes l’occasion eh bien… je dirais que je la trouve particulièrement attrayante 😀

  6. J’adore Gamboa mais celui-ci m’a un peu déçue, comme toi j’ai regretté qu’il n’y ait pas plus de liens entre les différents intervenants. Je te conseille « les captifs du lys blanc », pour moi le meilleur de cet auteur.

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