On ne pouvait pas attendre de Joyce Carol Oates une version « Little Miss Sunshine » du monde de l’exploitation des enfants dans les médias, vraiment pas. Comme prévu donc, c’est de bêtise crasse, de cynisme et d’argent-roi que l’écrivain fait un portrait terrible et souffrant dans Petite soeur mon amour. A l’origine, un fait divers aussi sordide que d’autres : une petite reine de beauté de six ans est assassinée chez elle pendant la nuit. C’était une de ces stars précoces dont l’Amérique est friande, une enfant trop talentueuse avec déjà deux ans de carrière derrière elle. L’assassin n’a jamais été identifié.
Joyce Carol Oates elle a une idée de son identité. Elle n’utilise cependant pas les codes du roman policier pour nous introduire dans ce monde de paillettes et de strass. Le point de vue est ici celui du frère de la victime, neuf ans au moment des faits. C’est lui, Skyler Rampike, qui a d’abord incarné tous les espoirs de ses parents : très jeune lui aussi a été chaussé de patins, sans succès. Son père lui a alors fait subir un entrainement de gymnaste à l’origine d’une chute et d’une double fracture qui le fera boiter toute sa vie. L’attention (et l’amour) de maman se tourne alors vers Edna Louise, quatre ans : les patins, les encouragements, les je t’aime et, miracle, la petite s’avère très douée. A force d’entrainements quotidiens, d’hormones, de médecins et de psychologues, Edna Louise, devenue Bliss, décroche des titres de mini miss et de championne, comblant ainsi ses parents. C’est que maman prie beaucoup, maman aime Jésus qui le lui rend bien.
Dans l’ombre de la gloire de sa sœur, Skyler disparait peu à peu du cercle familial, toujours plus à l’écart sur les photos. La famille accède à la reconnaissance sociale qui faisait tant défaut à Betsey Rampike, la mère. Enfin, elle est invitée par ses très riches voisines, elle fréquente les épouses les plus en vue de cette riche banlieue du New Jersey. Et Bliss s’entraine encore et encore, elle ne veut pas décevoir maman, elle fait taire douleurs physiques et détresse dont Skyler est dépositaire. Le couple pourtant ne va pas bien. Bix, Rampike, le père, est un homme à femmes impénitent, un parvenu qui joue terriblement mal son rôle de père.
Joyce Carol Oates choisit de ne pas raconter l’enquête et de rester aux côtés de Skyler, qui comme ses parents, fut soupçonné du meurtre de Bliss. Après le meurtre, il est renvoyé d’une institution à l’autre, loin de ses parents qui ne se soucient pas de lui. Quand il raconte cette histoire, il est âgé de dix-neuf ans. Son récit très haché, commenté par lui-même grâce à des notes de bas de page, traduit son instabilité. C’est qu’il ne sait pas ce qui s’est passé ce fameux soir où sa sœur tant aimée est morte, il ne sait même pas s’il l’a tuée ou non…
Avec Petite soeur mon amour, Joyce Carol Oates nous plonge au cœur d’une famille américaine très typée, peut-être trop. Pour le père, seules la loi du plus fort et la survie des meilleurs ont lieu d’être ; c’est pourquoi il prénomme son fils Skyler : il n’aura que le ciel pour limite… Intellectuellement médiocre, il cherche pourtant à briller à grand renfort de citations mal digérées : « Homo homin lupus, comme disait mon père. Tu sais ce que ça veut dire ? « Le loup est l’ami de l’homme », en grec. Traduction : il faut être assez homme pour exploiter le loup, le sang de loup qui court dans tes veines « civilisées », fils… ». Pour la mère, la réussite de sa fille est synonyme de reconnaissance et d’ascenseur social. Elle cache le calvaire qu’elle fait subir à sa fille derrière un discours pseudo-chrétien et fonctionne au chantage affectif : la petite est prête à tout pour ne pas décevoir sa mère. Ce couple aisé, puis riche jouit rapidement de l’attention de tous, et surtout des médias prompts à s’emparer de jeunes stars comme Bliss car le public en raffole. A travers ces deux-là, c’est une bonne partie de la upper middle class américaine que Oates cloue sans nuances au pilori.
Le plus sordide à mes yeux, c’est la bêtise et l’avidité des parents qui travaillent à leur propre gloire. L’auteur ne met pas en mot la souffrance de la petite Bliss, mais celle de Skyler, « dommage collatéral », est déjà immense. C’est par son discours haché, par le récit saccadé de sa vie qu’on comprend à quel point elle a été gâchée, d’abord sur l’autel de la réussite de sa sœur, puis à cause du meurtre. Derrière les paillettes, les cocktails et les terribles goûters-rencontres, c’est une Amérique abjecte qui se dessine dans ce roman de Joyce Carol Oates, celle des médias (l’enfer tabloïd comme dit Skyler), du succès à tout prix, de l’argent. C’est absolument clinique et sordide, quel méchant plaisir pourtant de voir cette mère (qui fait de l’argent sur la mort de sa fille) mourir d’un accident de liposuccion ! Car Joyce Carol Oates fait dans le cynisme, mais comment faire autrement ? Ce qu’elle dénonce ici, l’exploitation des enfants par une société des apparences, n’appartient pas au passé. Encore et toujours, de jeunes corps souffrent pour se soumettre à des idéaux aussi vains que destructeurs. Le pire, c’est que la mère n’a même pas conscience du mal qu’elle fait, elle et son mari font partie de la classe dirigeante et n’ont pas intellectuellement les moyens de comprendre. C’est le plus effrayant car cette société avide de célébrité, aussi éphémère soit-elle, s’aveugle elle-même, se laissant ronger par un cancer loin d’être incurable.
Joyce Carol Oates sur Tête de lecture
Petite sœur, mon amour. L’histoire intime de Skyler Rampike
Joyce Carol Oates traduite de l’anglais par Claude Seban
Philippe Rey, 2010
ISBN : 978-2-84876-169- 5 – 666 pages – 24 €
My Sister, My Love : The Intimate Story of Skyler Rampike, parution aux Etats-Unis : 2008
Voici une chronique qui me donne vraiment envie de lire et surtout de découvrir Joyce Carol Oates… je le mets dans ma wish list de suite !
C’est un auteur vraiment incontournable. Le plus difficile étant de choisir par quel titre commencer…
j’aime bien J.C Oates et ce livre me tente , je note.
C’est un roman qui ne peut que plaire aux amateurs de cette auteur.
Ces livres dans lesquels les romanciers refont les enquêtes policières me font souvent une drôle d’impression. Ce mélange des genres qui, certes, je le sais a tjs existé, entre littérature et journalisme m’interpelle davantage aujourd’hui tant les sujets choisis rivalisent dans le sordide : voir récemment les livres français comme celui de Régis Jauffret, « Sévère » …
J’ai dû mal m’exprimer : Oates ne refait pas l’enquête, il n’y a pas du tout d’enquête ici car on suit le point de vue du frère, neuf ans au moment des faits, dix-neuf à celui de la narration et complètement cramé. On n’est pas du tout dans la veine de De sang froid, Oates n’a pas du tout fait un travail de journaliste. Le fait divers lui sert d’idée de départ pour analyser de l’intérieur un fait de société.
Et personnellement, j’ai apprécié Claustria de Jauffret
Je ne savais pas de quoi parlait ce roman, encore un titre de Oates intéressant à noter !
Oui, encore un, ma LAL déborde de titres de Oates… (j’espère que tu as reçu la réponse à ton mail)
Je lis actuellement « ‘ j’ai réussi à rester envie » après je pense que j’aurai besoin de faire une pause..
J’imagine tout à fait que ce n’est pas le genre de livre dont on se gave…
Joyce Carol Oates est un auteur en passe de figurer parmi les plus grands noms, si ce n’est déjà fait ! Je n’ai pas lu ce titre encore, mais nul doute que je le lirai un jour !
Une auteur bien placée pour le prix Nobel, si le jury consent un jour à tourner les yeux vers les Etats-Unis…
Vu que j’ai l’intention de lire tous ses titres (Une vie suffira-t-elle ?), celui-ci finira bien par y passer 🙂
La photo de cette petite fille en rose me terrifie…
Tiens, Miss Sunalee, blogueuse belge, s’est aussi lancé le même défi : lire tout Joyce Carol Oates.
Tu te doutais bien que je passerais par ici et que je laisserais un commentaire !
J’ai lu ce roman avant de commencer mon challenge, il fait sans doute partie de ceux qui m’ont poussée à vouloir tout lire de JCO.
Comme tu peux le constater dans ces commentaires, certains lecteurs ne l’ont pas encore découverte.
Déjà beaucoup de titres dans ma wishlist de Oates. Il faut vraiment que je la lise, elle est sans aucun doute incontournable 🙂
Ne reste plus que l’embarras du choix…
Je suis quasi désespérée, car j’ai réussi à abandonner J’ai réussi à rester en vie après 100 pages; J’espérais pourtant ne pas abandonner comme je le fais avec ses romans; C’est grave docteur?
Ton billet attirant me laisse espérer, peut être?
Le livre que tu cites ne me tente pas vraiment, car je n’ai pas beaucoup de goût pour les écrits aussi personnels. Mais si tu as aussi abandonné ses romans, alors là, je suis très étonnée car tu ne recules ni devant le nombre de pages (toujours conséquent) ni devant la noirceur…
J’en ai lu avec plaisir il y a plusieurs années ( romans, nouvelles, même un polar sous le nom de rosamond smith), et depuis Les Mulvaney, rien à faire, j’abandonne…Je déteste les pensées des personnages en italique. Je n’aime pas trop être manipulée. Et surtout je trouve ça trop long et détaillé…
La blogosphère va me « tuer »… ^_^
Pas de pensées en italique ici, ça devrait pouvoir arranger en partie ton problème…
Il faut que je le lise, celui-ci : ce sujet par JC Oates, et avec le parti-pris de prendre le point de vue du frère, ce doit être une sacré claque !
Tout à fait. J’ai juste trouvé que parfois les parents étaient trop… trop univoques, trop détestables, bref, trop cons. Ils auraient mérité plus de nuances parfois, je pense.
Je sors tout juste des Chutes donc je vais attendre un petit moment avant de reprendre J.C.O. mais je vais retenir ce titre en particulier qui me parait excellent.
Joyce Carol Oates est sans conteste un écrivain à consommer avec modération.
J’ai plusieurs Joyce Carol Oates dans ma PAL mais pas celui-ci que j’ai très envie de découvrir.
Je les lirai bien tous, mais pour rester raisonnable, j’ai choisi celui de ma PAL…
C’est fou, je n’ai toujours rien lu de cette auteure et ça commence à devenir de plus en plus difficile de m’y mettre car tous ses livres semblent valoir le détour… et il faut faire un choix… si possible le bon… Celui-ci me parle bien (mais je disais la même chose du dernier chroniqué que j’ai lu sur un autre blog…)
Ils sont presque tous bons, non ? En tout cas, pour moi, les gros pavés écrits sous son nom, je prends sans hésiter.
Un roman qui m’a bouleversée et fait aussi réfléchir sur ces gens si avides d’être vus et reconnus, sont prêts à tout, malheureusement. Très beau billet comme toujours 😉
Ce que j’aimerais bien savoir, c’est comment on réagit aux USA face à des textes comme ça… est-ce qu’ils ont un impact, un écho ?
Malheureusement je serais très surprise qu’il y ait suite à ce genre d’écrits car des télé-réalités telle : »Maman gérantes d’estrade », entre autres, pullulent aux États et attirent un nombre fou de téléspectateurs ce qui est fort payant. Grrrrr quand l’argent mène….
Rien que le titre de l’émission que tu cites est effrayant… Ces mères prennent-elles en compte la souffrance de leurs enfants ? Joyce Carol Oates dans ce roman parle des séances chez le médecin, chez les psychologues, les piqûres et les médicaments. Elle n’a pas pris le point de vue de la gosse de quatre ans (pas facile), mais son frère de neuf est son confident, dans la mesure du possible il traduit cette souffrance-là, celle de l’enfant obligé d’endosser les fantasmes de leurs parents et qui ne veut pas décevoir. C’est effrayant, ça donne envie de cogner dans le tas pour faire ouvrir les yeux de tous ces gens inconscients.
Ta chronique me suffit, je pense que tu as tout dit! je n’irai sans doute pas le lire, c’est un sujet qui ne m’intéresse pas tellement et je trouve ça très glauque… POurtant , je me suis promise de découvrir J-C Oates avant Noël
Si tu veux lire Joyece Carol Oates et ne pas donner dans le sombre, ça ne va pas être facile…
Il faudrait que je lise un de ces livres (comme de très nombreux auteurs d’un côté) mais adorant les Etats Unis elle semble illustrer un versant de ce pays essentiel pour bien le comprendre ^^
Je ne sais pas trop par lequel de ces livres commencer mais j’espère aimer son écriture qu’il lui vaut autant de compliments =D
Elle dénonce souvent, son style est acéré comme sa vision sans complaisance. C’est pour ça qu’on l’aime ici, je crois.
J’aime beaucoup « Little Miss Sunshine », et aussi Oates (comme quoi …..) surtout le premier d’elle que j’ai découvert « Nous étions les Mulvanney », là aussi une histoire de famille, mais les parents semblent moins caricaturaux que ceux du titre que tu présentes. Cependant, ce que tu en dis me tente pour une prochaine lecture de cette auteure que je consomme moi aussi avec modération. Il semblerait que « Belle fleur » soit aussi très bien, et et peu moins glauque.
Dans mon abonnement théâtre de la saison prochaine figure une adaptation de Blonde : j’espère bien lire le livre avant, pour mieux apprécier la pièce.
M’étonne pas qu’elle soit à l’aise avec un tel sujet. ça me fait penser qu’il me reste un de ses ouvrages dans ma pal…
Tout à fait son registre en effet.
Cette femme me fascine…! On ne ressort jamais indemne de ses romans…!
Ils donnent à réfléchir et on a envie d’en parler… mais bon à table, ça plombe un peu l’ambiance 🙂
Il est bien sûr dans ma PAL. Pour moi, elle a une vision tellement juste de la noirceur humaine. Peut-être le roman que j’emporterai en vacances.
C’est ce que j’ai fait 😉
Je n’en encore jamais lu JCO mais je pense commencer avec ce titre ou Blonde, j’hésite entre les deux. En tout cas, très beau billet, tu m’as vraiment donné envie de lire Petite soeur, mon amour !
Ravie !
Pour tous ceux et celles qui veulent se plonger un peu plus dans les romans de Joyce Carol Oates, je conseille cet extrait des « Carnets de route » de François Busnel (même si je ne suis pas d’accord avec lui à propos de « Eux »): http://www.youtube.com/watch?v=lpce3MCYOPU
Merci pour ce lien. JCO peut me faire supporter François Busnel 🙂
Celui-là, il faut que je le lise. Pour avoir côtoyé ce monde de « petites patineuses parfaites » et en avoir vu de toutes les couleurs, il m’intrigue au plus haut point. Et le pire… je n’ai même pas l’impression que je vais être surprise.
C’est un monde ui me fait franchement peur, qui donne à réfléchir sur les parents, sur la société, sur l’utilisation des enfants. Mais tu dois savoir tout ça…
Je découvre avec grand plaisir ton blog ! Joyce Carol Oates est un de mes auteurs préférés dont j’ai lu… on va dire au moins un douzaine de romans ! Et celui-ci est particulièrement réussi. Personnellement il me faut toujours quelques jours pour me sortir des ambiances un peu glauques qu’elle réussit à merveille à créer.
Bienvenue sur ce blog. On ne se défait en effet pas facilement de ces ambiances-là : ce sont des livres qui marquent durablement.
C’est certain que les Ramsey n’étaient pas très sympathiques (je suis arrivée dans le Colorado quelques mois après le drame et je les ai beaucoup vus à la télé). Mais je me demande si ajouter une couche de cynisme est bien nécessaire. Raconter l’histoire du point de vue du frère me semblait intéressant, mais inclure en plus le monde du patinage, « it’s a train wreck ready to happen ». J’essaierai quand même parce que c’est JCO.
on reste plus au sein même de la famille que vraiment dans le monde du patinage. Ce que raconte Oates est assez surprenant : qu’il n’y a jamais eu de véritable interrogatoire des parents, que leurs avocats s’y sont toujours opposé. Alors les avocats s’opposent et pas d’enquête ? C’est assez surprenant vu d’ici…
C’est vrai que les parents étaient riches, alors… Ce qui est surprenant, c’est que tout ça a eu lieu à Boulder qui est ici la ville de l’anti-conformisme par excellence. Mais finalement, « tout le monde se couche » devant l’argent.
Je n’ai toujours pas lu Oates (shame on me), mais ce roman me semble idéal pour débuter ma découverte de l’auteur. Coup de chance : il est dans ma PAL (depuis bien trop longtemps à mon goût) ! Bonne journée à toi.
C’est peut-être parce que c’est le premier roman que j’ai lu de cette auteure qu’il est mon préféré. C’est une lecture assez exigeante car le style peut dérouter.
Oui, tout à fait, être dans la tête de cet adolescent perturbé n’est pas de tout repos…
J’ai un peu de mal avec l’ambiance très sombre et tragique de Joyce Carol Oates… C’est quand même dur, tu ne trouves pas ?
Ah si, je trouve ça très sombre, mais c’est aussi pour ça que ça me plait 😉