Il a suffi des quelques mots d’un titre pour me convaincre de lire ce texte de Pierre Cendors. Juste quelques mots, si peu, qui suggèrent un univers et une langue, font écho et peut-être sens. Ils m’ont à la fois saisie et séduite sans livrer leur secret. Il me fallait donc ouvrir Minuit en mon silence sans rien en savoir, juste en espérant une rencontre.
Le texte se présente comme une lettre qu’un lieutenant allemand écrit à une femme plus fantasmée que vraiment connue. Il l’a un jour croisée et elle devient la destinataire du dernier texte qu’il écrira jamais. Car en ce 28 septembre 1914, Werner Heller doit rejoindre le front, sinistre front qui en ces premières semaines de guerre mondiale vit mourir tant de poètes.
La proximité de la mort exacerbe la fragilité du lieutenant Heller, le pousse à se confier. Il dit son trouble amoureux à l’inconnue, lui parle de l’amour, à travers une femme idéale qu’il nomme Orphia…
Il me semble avoir toujours deviné sa présence. J’ai commencé jeune à chercher la réserve de son visage, en classe primaire, parmi des écolières qui contenaient mal leur vivacité ou leur ennui. Je l’y trouvais parfois. Elle était, mêlée à ses camarades, cette fillette qu’un retrait indéfinissable, une gravité songeuse, une douceur sombre qui se dérobait à la curiosité d’autrui, isolaient de son entourage en me la rendant, avec cette espèce d’impudicité morale propre à l’enfant, d’une immédiate et pure proximité. Je trouvais tout naturel de tutoyer une âme secrète.
… et de la poésie, symbolisée par son jeune ordonnance qu’il nomme Orphée.
La poésie fait un poème de tout, madame, de la vie, du hasard, même de la mort d’un soldat. Un poème écrit avec son sang. Je ne souhaite à personne d’être poète. Votre vie ne vous appartient pas plus que votre mort. On vous croit le plus libre des hommes, mais c’est une liberté dont on ne s’évade pas.
La déclaration d’amour est superbe parce qu’elle est fragile, pleine de promesses et déjà morte. Il y a à la fois l’éblouissement d’une rencontre et la certitude de la fin : toute l’injustice de la guerre.
Quelque chose de rare était survenu, ce jour-là. Vous étiez venue à ma rencontre.
Il serait sans doute préférable de ne rien dire, et de respecter le silence. Le silence est ici plus important que les mots et pourtant, la poésie, celle qu’on lit, est faite de mots. Mots essentiels, mots inventés, mots réinventés pour donner un sens nouveau, une orientation inusitée. Peut-être pour dévoiler une infinité de possibles. Car la langue de Pierre Cendors dévoile à travers ce qu’elle suggère.
Minuit en mon silence c’est l’amour comme un rêve ou une nécessité, peut-être bien la nécessité du rêve et de l’espoir en des temps fragiles. Alors que rodent la guerre et la mort, il faut la beauté, même en songe, il faut la poésie pour plus de sens.
Il fait acte de poésie celui qui vous rend votre âme sans la négocier derrière le comptoir d’une religion. Sans poésie, un homme meurt sans mourir à soi, un enfant ne connaît pas d’enfance, car la poésie est l’imagination du réel, de ce réel que la société contrefait et nie par le boniment vernissée de sa culture.
La poésie, madame, c’est désimaginer le monde tel qu’on nous le vend. C’est découvrir qu’il n’est rien et que s’en éveiller est tout.
Je suis bien démunie face à la beauté et à la richesse de ce texte. Ces quelques extraits pallieront je l’espère les défauts d’une chronique qui se cherche. Je crois qu’en cette lettre Heller incarne tous les poètes tombés à la guerre, tous les artistes, ceux qui ont créé et entretenu l’art et l’amour jusque dans les tranchées de la mort. Ils ont écrit avec la lucidité extrême que confère la poésie, celle qu’exprime Pierre Cendors par la voix du jeune lieutenant, et c’est tragique et beau.
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Minuit en mon silence
Pierre Cendors
Le Tripode, 2017
ISBN : 978-2-37055-125-2 – non paginé – 13 €
Dans A lire absolument, quand même…
Très beaux extraits. En cherchant un peu plus sur le web, je m’aperçois que l’auteur a aussi écrit un carnet de voyage islandais qui m’attire beaucoup.
Je le découvre avec ce titre et je sais que je le lirai à nouveau.
Un texte qui semble t’avoir beaucoup touchée. Les extraits sont en cela éloquents.
Je suis sûre qu’ils sauront bien mieux convaincre que tout ce que je pourrais écrire.
c’est vrai que parfois des extrait sen disent plus que nos commentaires. Je comprends tellement bien : il m’arrive si souvent d’avoir simplement envie de recopier un livre sur Luocine et vous dire « regardez comme c’est beau »
Toi tu as l’habitude de mettre beaucoup d’extraits dans tes chroniques et c’est bien car ça nous fait goûter le goût des mots. Je crois que je vais en mettre plus dorénavant, en tout cas pour les textes qui se démarquent vraiment.
Effectivement, les extraits font mouche! Avec un tel enthousiasme, bien sûr que j’aimerais le lire… !
J’espère que tu pourras le lire et ne doute pas qu’il te plaira.
Je te sens complètement sous le charme de cette langue.
Tout à fait, et je ne doute pas que bien d’autres lecteurs le seront aussi.
Je ne peux que le noter, pour l’époque et pour le style.
Ton article me donne terriblement envie de découvrir cet auteur que je ne connais absolument pas ! Merc i!
C’est un auteur dont on n’entend effectivement peu parler mais il a déjà publié plusieurs livres chez de petits éditeurs dont Archives du vent qui a fait l’enthousiasme de quelques-uns sur le net.