La vallée des masques de Tarun J Tejpal

La vallée des masquesTout comme Loin de Chandigarh, La vallée des masques de Tarun J Tejpal se présente comme un parcours : le narrateur est sur le point d’être assassiné par les membres d’une confrérie dont il a jadis fait partie, il en a même été un des plus beaux fleurons. Il sait qu’il ne peut rien faire pour leur échapper, sauf, le temps d’une nuit, enregistrer ses mémoires sur un magnétophone. Il raconte donc son incroyable histoire, aussi fascinante qu’abominable, depuis sa naissance jusqu’à sa fuite.

Son premier prénom fut Karna, comme de très nombreux autres enfants de la Confrérie. Comme eux élevé par les mères, il a grandi au Foyer où commence l’enseignement d’Aum : personne n’a une mère mais plusieurs, car la possession est proscrite. La Confrérie prône la fraternité universelle, chemin vers la connaissance éclairée, via la méditation, la salubrité du corps et de l’esprit. Cachée au fond d’une vallée himalayenne, elle ne vit que selon les principes du grand Aum, maître incontesté, qui cherche l’épanouissement de tous et de chacun.

La voie qui nous a été prescrite est d’apporter l’ordre au chaos, l’amour à la haine, la justice à celui qu’on tourmente, l’égalité à l’opprimé et, par-dessus toute chose, un dessein aux égarés.

A seize ans, on lui applique un masque, le même qu’à tous ses compagnons, afin que chacun abandonne définitivement son moi personnel, tout sentiment identitaire. Et parce qu’il est brillant, obéissant, parce qu’il renonce à tout au nom d’Aum, il devient bientôt X470, futur Wafadar, de l’ordre des tueurs d’Aum.

Sans le discours cadre du narrateur attendant ses assassins qui explicite d’emblée l’échec de son éducation, on pourrait croire au début de La vallée des masques à une belle utopie : des hommes et des femmes qui choisissent de vivre à l’écart du monde selon les préceptes d’un prophète du désintéressement et du bien commun. Plus d’enrichissement, plus de possession, éducation, nourriture, chacun au service de tous. Puis les failles du système apparaissent au lecteur sans que la moindre condamnation émane du narrateur. Lui raconte l’exaltation ressentie, la confiance et la justice profonde que ce système lui inspirait ; mais le lecteur s’interroge peu à peu : est-elle si juste cette société où les femmes sont soit des mères anonymes, soit des putes ? Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes parmi les Wafadars, les Éclaireurs, les Grands Timoniers ? On comprend peu à peu ce que le narrateur n’entrevoit même pas : cette éducation qui réfute la compassion et la faiblesse n’est rien d’autre qu’un endoctrinement. Et comme dans toute secte, le premier ennemi est le doute. Il est interdit de douter, de remettre en cause les principes premiers.

Au cours des années qui suivirent, je suis devenu, selon les termes du flamboyant Capitaine de la Garde, un nouveau fil étincelant dans la tapisserie de notre grand dessein. Il n’était pas une tâche à laquelle je n’excelle. J’étais résolu à ne jamais échouer. Dans les rares occasions où je ne me montrais pas à la hauteur de mes propres attentes, ma réaction immédiate était de me soumettre à une autocritique des plus sévères. Je voulais que chacune de mes actions soit parfaite, je voulais être le plus valeureux des soldats de l’armée incomparable d’Aum.

Il faut sans cesse répéter les préceptes pour devenir fort et capable de tuer des hommes juste pour s’entrainer à devenir un bon Wafadar. Car les Wafadars sont au service d’Aum, le Très Grand, leur cause est juste, alors que les victimes ne sont que des sauvages, des paysans capturés dans la vallée qui avant de mourir reconnaîtront certainement l’honneur qu’il y a à mourir pour Aum.

Le grand talent de Tarun J Tejpal est de maintenir le narrateur dans son illusion tout au long de La vallée des masques. Celui-ci est à ce point endoctriné qu’il ne pense plus comme un homme, un être humain, mais comme une machine bien programmée. Certaines scènes sont superbes par la maîtrise narrative et effrayantes par ce qu’elles racontent : de très jeunes filles de onze à treize ans, tout juste pubères, sont amenées aux grands maîtres, des vieillards qui les violent pour leur propre plaisir personnel. Ils appellent ça « l’initiation par l’Eclairé ».

Au début, je quittais la salle après avoir préparé la fille et revenais quand tout était terminé. Il y avait toujours un peu de nettoyage à faire, mais c’était facile. Rendre l’initiée à la réalité après l’euphorie de ce qu’elle venait de vivre était une autre paire de manches. Je la trouvais souvent en extase ou plongée dans la stupeur, marmonnant des mots sans suite, parfois même pleurant, tandis qu’elle luttait pour intégrer cette merveilleuse expérience à sa vie de tous les jours.

Pas de cynisme ici de la part de Tarun J Tejpal, pas le moindre. Le narrateur de La vallée des masques est à ce point endoctriné qu’il ne comprend et ne voit que ce qu’il doit comprendre et voir.

C’est un livre extrêmement puissant sur la force d’une idéologie. Vu de l’intérieur, il ne condamne jamais, bien plus intelligemment, il donne à voir les ravages d’un dogme sur une personnalité manipulée depuis la naissance. L’éducation du narrateur est minutieusement détaillée, toutes les étapes décrites comme une chance. Le lecteur comprend très bien les sentiments exprimés, partage les émotions de l’enfant, puis du jeune homme, jusqu’au moment où il n’est plus un être humain mais une machine insensible. Impossible de dire à quel moment on en prend conscience ni où se trouve la frontière… peut-être bien dès qu’il accepte de renoncer à sa vraie mère. On comprend dès lors comment l’idéologie peut prendre le pas sur l’humain, comment un être intelligent, qui aspire à un très haut idéal peut en venir à tuer et torturer ses semblables, à accepter le pire. Ainsi Tarun J Tejpal illustre-t-il le fait que l’homme ne peut aveuglement servir une idée sans y laisser son âme. Il montre également comment le puritanisme le plus strict transforme une philosophie (ou religion) généreuse en dictature.

Tout ça brillamment écrit comme une fable, sans dénonciation ouverte, sans recours à la désormais classique dystopie ou politique fiction. Il y a aurait encore beaucoup à dire, en particulier sur la puissance narrative de Tarun Tejpal qui emporte son lecteur tout au long de ces quatre cent cinquante pages denses, habiles, minutieuses et captivantes.

Tarun Tejpal sur Tête de lecture.

La vallée des masques

Tarun Tejpal traduit de l’anglais par Dominique Vitalyos
Albin Michel, 2012
ISBN : 978-2-226-24301-0 – 453 pages – 22.90 e

The Valley of Masks, parution en Inde : 2011

61 Comments

    1. Ce livre a contre lui son grand nombre de pages et le fait que ce soit de la littérature indienne, qui n’est pas la plus prisée chez nous. Heureusement que l’auteur a déjà des succès derrière lui et que les retours sur celui-là sont bons, voire très bons, car c’est vraiment le meilleur livre de cette rentrée que j’ai lu jusqu’à présent.

    1. Je t’assure qu’il se lit absolument tout seul : c’est un style absolument limpide qui entraine dans une histoire lourde de conséquences et de réflexions mais tout à fait abordable.

    1. Je suis contente d’attirer l’attention sur ce livre en cette rentrée littéraire qui comme d’habitude, est centrée sur les auteurs français et quelques étrangers plutôt anglo-saxons.

  1. Il était déjà noté, j’ai un petit faible pour la littérature indienne. Tu me confirmes ce que je pressentais, je le garde précieusement dans ma liste à lire !

    1. Je n’y connais rien à la littérature indienne, mais là, il ne s’agit pas de l’Inde. En fait, ce livre pourrait se dérouler dans n’importe quelle vallée idyllique, tout y est plus symbolique que couleur locale, ce qui ne peut que rassurer le potentiel lecteur effrayé par trop d’indianité…

    1. Ah bon ??? je n’en ai lu que deux, mais ils m’ont vraiment transportée et a priori, je n’ai vraiment rien pour l’apprécier, l’Inde n’est pas du tout un pays qui me tente ni ne me plait et je n’ai rien lu… je suis étonnée par ton commentaire : tu peux me dire pourquoi ses livres ne te plaisent pas ?

  2. Je te confirme qu’après un tel billet qil va remonter vite fait dans ma liste ! Je suis très curieuse de découvrir comment le héros est sorti de cet endocrinement…

    1. Tu n’imagines pas comme ce qui va le faire sortir de là est terrible… et toujours raconté sur un ton égal, sans grandiloquence, sans pathos, tout est dans la force de ce style sobre mais saisissant.

    1. Moi aussi, des livres construit comme ça, dans un style tellement sobre alors qu’il véhicule tellement de réflexion et d’émotion : je suis admirative.

  3. De toutes les belles choses écrites à propos de ce roman, ton billet remporte la palme, haut la main. Je n’ai plus le choix, je note et je garde l’œil grand ouvert : si je mets la main dessus d’occaz, je sais désormais que je ne dois pas hésiter, je le prends 🙂

    1. Merci. Je sais bien cependant que je fais toujours trop long, que les gens qui vont et viennent sur Internet ne prennent souvent pas le temps de lire des articles si longs. Mais sur un livre tel que celui-là, il y a tellement à dire… Si je convaincs quelques personnes alors je suis contente.

      1. Pour ce qui est de la longueur (relative) de tes billets, je serais mal placé pour te jeter la pierre.
        De toute façon, l’intérêt des blogs est aussi dans la possibilité d’argumenter et d’illustrer son propos, non ? Que les pressés se contentent des 140 caractères maxi d’un tweet s’ils préfèrent !

      2. Il y a des gens qui arrivent à en dire beaucoup sur Twitter… beaucoup de rien aussi. Pour moi, c’est un bon moyen de faire circuler les infos, ça me plait pour ça.

  4. Déjà très plébiscité ce roman ! 🙂 Comme je disais chez Mélopée, faudrait peut-être que je m’atèle déjà à Histoire de mes assassins qui attend sagement (et avec espoir) dans ma PAL. Je vais revoir les avis et discussions sur les 2 romans, et me décider en fonction de la thématique qui me parle le plus.

    1. Je n’ai pas lu Histoire de mes assassins, juste des résumés, mais quand j’ai lu la présentation de celui-ci, je trouvais qu’il y avait des similitudes, car en fait, c’est bien un homme qui raconte l’histoire de ses assassins, des gens qui viennent le tuer. Mais bon, il faudrait que je le lise maintenant, et je crois que je vais me faire ce petit plaisir d’ici la fin de l’année car c’était vraiment trop bon 🙂

  5. Eh bien, ce n’est pas courant de te voir lire de la littérature indienne… En plus, à lire ton avis, on a envie de se précipiter dessus !
    Bien entendu, je l’avais déjà noté et renoté, d’autant plus que j’avais bien aimé « Loin de Chandigarh » et littéralement dévoré « Histoire de mes assassins ». 😉

    1. Je sens bien que ce Tarun Tejpal est de ceux qui pourraient tout me faire lire, indien ou pas. C’est un peu comme Leonardo Padura, ce verbe m’emporte. Et ici, le propos est vraiment très fort et subtil, tout comme j’aime. Tu ne devrais pas manquer d’apprécier ce titre.

      1. Je l’espère !
        Concernant Padura, après l’éloge que m’en a fait Emmyne, je ne devrais pas manquer de le découvrir bientôt… 😉

  6. Je n’ai pas un très bon souvenir de « loin de Chandigarh » dans lequel j’avais trouvé des loooongueurs…même si j’avais aimé le « décor » et l’écriture. Je crois aussi que je m’attendais à autre chose, alors j’avais été déçue. Y’a-t-il des longueurs dans celui-ci ? Parce que j’avoue que ce roman me tente !

  7. J’hésite, j’hésite, j’hésite …. le bonhomme m’avait ensorcellé avec  » Loin de Chandigarh », dont le titre en anglais, que tu rappelles dans ta note sur ce titre, est bien plus évocateur que celui en français,  » The alchemy of desire », tout un programme de lecture…. Mais « L’histoire de mes assassins », j’ai bloqué à la page 20, sans savoir pourquoi !!! En plus, la littérature indienne, dans le très peu que je connais, a une puissance narrative assez extraordinaire. Donc, je crois bien que je vais me lancer dans le grand bain de la « Rentrée »

    1. J’ai trouvé celui-là encore mieux que Loin de Chandigarh en raison du sujet je crois, vraiment original et très fort. C’est le romanesque comme je l’aime.

  8. Ton billet est vraiment enthousiaste (ceux des autres lecteurs aussi, d’ailleurs) que franchement je tenterai la lecture si je le vois en bibli, car j’ai l’impression qu’il s’agit d’un incontournable. Je n’ai pas lu ses autres romans, mais n’ai rien contre la littérature indienne, bien sûr.^_^

  9. pas attirée forcément par la littérature indienne mais là, ton billet me pousse déjà vers mon gentil libraire !
    « une éducation sans compassion ni faiblesse « ?
    J’ai tout de suite pensé à ce magistrat italien luttant contre la mafia au péril de sa vie et qui prône lui un « droit à la fragilité humaine » (qui doit donc être assuré par les hommes de loi) pour que le meilleur ressorte de l’homme…

    1. C’est une version très intimiste ici, et crois-moi, qu’il soit indien ou de n’importe quelle identité ne change rien, l’écriture fait tout.

  10. non seulement j’ai lu tout ton article mais aussi tous les commentaires, j’adore ta façon de vouloir convaincre tout le monde , moi je note ce livre simplement sur la foi de ta conviction. Mais comme je déteste ce sujet je le mets dans ma liste à découvrir quand je suis certaine d’avoir le moral. Et il me reste une question , tu lis beaucoup de littérature étrangère, tu n’éprouves pas ,parfois, le besoin de te replonger dans la langue française bien écrite
    Luocine

    1. Je lis un peu d’auteurs français, mais pas souvent pour le plaisir de lire une belle langue. Je suis très ringarde et conservatrice : c’est vers les auteurs classiques que je me tournerais pour ça. Mais je suis ouverte à toutes les suggestions 🙂

    1. Celui-là est vraiment mon favori de cette rentrée jusqu’à présent. Bon, je n’en ai lu qu’une quinzaine, mais il les bat tous haut la main.

  11. Tu n’es pas la première à en faire un coup de coeur. Le sujet et sa façon de le traiter sont vraiment d’un grand intérêt. Ma prochaine lecture est justement Loin de Chandigarh.

  12. Yspaddaden, ton billet est juste époustouflant tant il rend à merveille la force de ce roman. Je crains que dans le mien, je n’y sois pas aussi bien arrivée. Mais cette lecture fut tellement puissante de par ce qui nous y est conté que j’ai eu un peu de mal à traduire son intensité.
    Je me suis permis de faire un lien vers ton billet dans le mien,
    Au plaisir de te lire,
    Cajou

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