Le Petit paradis de Joyce Carol Oates

Tout commence comme dans une dystopie classique avec un Etat autoritaire, des citoyens surveillés et une adolescente rebelle qui se voit punie. Comment donc, Joyce Carol Oates aurait-elle écrit un énième roman pour adolescents, une dystopie dans l’air du temps ? Vous pensez bien que non.

Adriane Strohl a dix-sept ans et bien que major de promo, c’est sans doute par naïveté qu’elle écrit un discours de fin d’études bien trop brillant. En EAN 23 (l’an 23 des Etats d’Amérique du Nord), il ne faut pas faire de vagues, être médiocre est la solution. La jeune fille est donc jugée et punie : quatre ans à passer au Petit paradis, à savoir l’université de Wainscotia en 1959. Là voilà donc transportée quatre-vingts ans en arrière dans une Amérique sans Internet ni même ordinateur mais où elle se sent cependant surveillée. Comment ? Par qui ? Adriane, devenue Mary Ellen Enright se méfie de tout et de tous : elle ne peut faire confiance à personne et s’isole.

La dystopie initiale se transforme donc en voyage dans le temps, qui se double lui-même d’une histoire d’amour. Car Adriane tombe amoureuse d’un certain chargé de cours en psychologie qu’elle soupçonne d’être comme elle issu des EAN. On n’en restera pas là : à la toute fin, Le Petit paradis prend une dimension supplémentaire et inattendue qui nous prouve, si besoin, que Joyce Carol Oates n’a pas écrit une dystopie de plus.

Je ne connais pas la vie personnelle de Joyce Carol Oates mais à lire Le Petit paradis, on imagine qu’elle y a intégré des épisodes de sa propre vie d’étudiante à la fin des années 50 et au début des années 60 aux Etats-Unis. La condition féminine et la recherche en psychologie, notamment behavioriste y tiennent une place importante. J’ai d’abord pensé qu’elle allait se livrer à un portrait de l’Amérique de ces années-là, à la manière d’un Stephen King dans 22/11/63 qui se révèle être plus un roman historique qu’un roman de science-fiction. Mais l’exil temporel d’Adriane ne donne pas lieu à une aussi vaste reconstitution : l’époque n’est pas primordiale. Ce qui l’est c’est le retour en arrière, comme le montre bien la couverture choisie par Philippe Rey.

SPOILERS

Ce que j’ai trouvé le plus intéressant dans ce roman est sans doute sa fin. Traditionnellement dans ce genre de roman, les héros et héroïnes jamais ne renoncent et se battent jusqu’au bout, jusqu’à la mort s’il le faut : se sacrifier au nom d’un idéal politique, collectif, supérieur au seul individu. Sans prôner le renoncement mais en acceptant sa nouvelle vie et ses conséquences, Adriane se révèle apaisée. Que faut-il comprendre ? Que pour une femme, faire le bonheur d’un homme est un destin réjouissant ? Quel affront au féminisme, n’est-ce pas ! Ceux qui ouvrent ce roman en espérant lire une « dystopie féministe » seront bien déçus. Il y a à mes yeux un « message » plus sourd, plus calme, plus simple :

Quelquefois, on arrive trop tard dans un jardin, de même qu’on peut arriver trop tard dans la vie de quelqu’un. Il vaut mieux prendre les choses comme elles sont.

Pas de fatalité ni de résignation, mais une volonté de profiter de tout ce que peut donner la vie sans lutter sans cesse contre ce qui ne va pas comme on voudrait. Etre satisfait de ce qu’on reçoit. Quelle position difficile…

Le grand combat politique et social qui sous-tend la dystopie s’estompe donc peu à peu au cours du roman pour se resserrer autour du destin d’une femme. Cette orientation surprendra certainement, en particulier les jeunes lecteurs habitués à des dystopies calibrées où par exemple les femmes luttent pour leur émancipation (eux aussi seront déçus).

De plus,  Le Petit paradis surprend par une fin ambiguë quant à l’intrigue elle-même : qu’est-ce que la Zone 9 « en réalité » ? Est-il bien nécessaire de le savoir pour apprécier ce roman ? Il compte sans doute quelques longueurs mais amène le lecteur loin des intrigues convenues, il surprend : dès lors, comment ne pas l’apprécier ?

Joyce Carol Oates sur Tête de lecture

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Le Petit paradis (Hazards of Time Travel, 2018), Joyace Carol Oates traduite de l’anglais (américain) par Christine Auché, Philippe Rey, mars 2019, 378 pages, 22€

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