Les naufragés du Wager de David Grann

Les naufragés du Wager de David Grann

Nous sommes en 1740 à Portsmouth en Angleterre. Avide de toujours plus de richesses, Sa Majesté envoie une escadre (et non une escouade comme le dit la 4e de couverture) de cinq bâtiments, commandée par le capitaine George Anson, piller en mer un galion espagnol (qui a lui-même pillé les terres américaines). Il serait « la plus riche prise de tous les océans ». Encore une histoire d’ego et d’ambition…

Parmi la flotte se trouve le Wager et ses 250 hommes d’équipage dont certains ont été capturés. Car on ne se bouscule pas pour devenir marin sur ces bateaux pourris qui doivent doubler le Cap Horn. Se tuer à la tâche sans être sûr de revenir ne tente pas grand-monde, même parmi les miséreux. Bref, on n’est pas dans le rêve de mer (« La mer, la mer, toujours recommencée »), sauf pour quelques officiers ou sous-officiers comme l’enseigne de vaisseau Byron, 16 ans, grand-père du poète du même nom. Parce que la mer, ce n’est pas « ce toit tranquille où marchent des colombes », et ces hommes le savent bien.

Le début du récit est très descriptif. Le lecteur sait tout sur l’état déplorable des bateaux, le recrutement, les officiers et marins qui survivront, les vivres emportés…

Comme dans tout bon roman de mer, le Wager subit des avanies qui entraînent des retards. Les bateaux de la flotte se perdent de vue, les marins sont décimés par le typhus et le scorbut et le Wager se présente devant le Cap Horn au plus mauvais moment.

Et puis les nuages s’obscurcirent et masquèrent le soleil. Les vents se mirent à hurler et des vagues menaçantes surgirent de nulle part puis se fracassèrent contre les coques. Les proues des navires, notamment celle du Centurion avec son lion peint en rouge, plongèrent dans les creux profonds avant de remonter vers le ciel d’un air suppliant. Les voiles se convulsaient, les cordages fouettaient et les coques craquaient comme si elles allaient se rompre.

Le Wager fait naufrage au large de la Patagonie. Certains s’en sortent, dont le capitaine et le fameux canonnier John Bulkeley. Il y a famine, mutinerie, retour, procès… comme dans tout bon roman de mer.

La différence est que cet ouvrage de David Grann n’est pas un roman. L’auteur américain s’est plongé dans les archives, en particulier les journaux de bord des survivants et en a tiré ce récit tout à fait romanesque. On s’y croit vraiment, surtout quand on l’audiolit comme moi. De cette somme de paperasse jaillit un souffle romanesque qui emporte le lecteur à bord puis au creux des tempêtes. Il est sur l’île, il a faim et comme les survivants, il mangerait bien quelques cadavres !

On plaint ces malheureux car rien de ce qui est humain ne nous est étranger mais durant toute ma lecture je n’ai cessé de penser que c’était bien fait pour eux. La mission n’est motivée que par l’avidité et le pillage et ces Britanniques (tout comme les Espagnols qu’ils pillent) n’ont aucune considération pour les autochtones, sauf quand ils peuvent leur sauver la vie. La première puissance du monde d’alors s’est construite sur la destruction et le vol, ça ne me fait pas rêver.

David Grann ne prend guère parti mais il apparaît cependant parfois, notamment sur la construction des empires coloniaux :

Après son retour en Angleterre, Morris publia un récit de quarante-huit pages, qui s’ajouta à la bibliothèque sans cesse plus volumineuse de ces chroniques de l’affaire du Wager. Les auteurs se présentaient rarement, leurs compagnons et eux, en agents d’un système impérialiste. Ils étaient la proie de leurs propres luttes quotidiennes et de leurs ambitions, occupés à manœuvrer leur navire, à obtenir des promotions et à gagner de l’argent pour faire vivre leur famille et, en fin de compte, à leur survie. Mais c’est précisément cette complicité irréfléchie qui permet aux empires de prospérer. En fait, c’est exactement ce dont ces structures impériales ont besoin : des milliers et des milliers de gens ordinaires, innocents ou non, qui servent un système, qui se sacrifient même souvent pour lui, sans qu’aucun, ou presque, ne le remette jamais en question.

Ces réticences n’enlèvent rien à la qualité du récit de David Grann qui m’a emporté. Après les multiples éloges lus ici et là, j’espérais un grand voyage. Je n’ai pas été déçue mais (oui, il y a un mais) il s’agit d’un roman de mer avec naufrage et survivants comme il y en a eu beaucoup. D’ailleurs, l’auteur cite les très nombreux écrivains qui l’ont précédé dans ce genre comme Hermann Melville ou Daniel Defoe. Il ne fait pas mieux, mais aussi bien. La grande réussite est la transformation romanesque du matériau d’archives, la narrative non fiction comme disent les anglophones.

La partie que j’ai préférée est sans doute la fin, avec le retour au compte-goutte des divers survivants (à plusieurs années d’intervalles tout de même). Les manipulations qui s’ensuivent et le procès sont très instructifs.

Avantage non négligeable d’avoir affaire à un journaliste et non à un marin, c’est que les termes de marine sont expliqués. Combien d’écrivains ont décrit des empannages sans prendre la peine d’expliquer de quoi il s’agit ? Alors qu’il est crucial de savoir qu’il s’agit d’une manœuvre par vent arrière (on dit « ventarrière » en faisant la liaison). C’est l’inverse d’un virement de bord qui se fait face au vent. Moi, j’aime bien qu’on m’explique…

Grâce à la lecture de Renaud Bertin qui rend le récit encore plus addictif, j’ai appris qu’on disait « ouèdjeur » et non « vagueur », c’est beaucoup mieux !

Ce récit romanesque a conquis bien des lecteurs et lectrices. On trouvera d’autres avis chez Kathel, Sunalee, Alexandra, Fanja entre autres…

 

Les naufragés du Wager : une histoire de naufrage, de mutinerie et de meurtres

David Grann traduit de l’anglais (américain) par Johan-Frédérik Hel Guedj
Éditions du Sous-sol, 2023
ISBN : 978-2-36468-411-9 – 436 pages – 23,50 €

The Wager : A tale of Shipwreck, Mutiny, and murder, parution originale : 2023

 

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45 Comments

  1. Oui, ouèdger je le savais (on se couche moins bête)

    Bientôt je parlerai d’un bouquin et là on n’explique pas les termes, peu importe, si on suit l’histoire.

    Bref, ce Wager, j’attends qu’il accoste à la bibli de B pour pouvoir embarquer.

    Et sans spoiler, on sait que le jeune Byron a survécu, puisqu’il est le grand père de .

    1. Oui bien sûr : les personnages principaux ont quasi tous survécu puisqu’ils ont témoigné, principalement grâce à leurs journaux. Les autres sont vus par les survivants.

  2. Tiens, je vois que sur le bandeau, il est indiqué « roman-récit » pour rendre sans doute « narrative non-fiction » plus clair :-D.

    Il est noté en bonne place sur ma liste de livres à lire mais La note américaine aura priorité.

    1. Moi aussi j’ai La note américaine sur mes étagères mais quand j’ai enfin réussi à mettre la main sur ce Wager tant vanté, j’ai immédiatement embarqué !

  3. C’est sûr que « ouèdjeur » c’est mieux à l’oreille anglophile ! 😉
    Je me suis régalée avec ce récit. Je me demande s’il m’aurait plu autant s’il avait été entièrement fictionnel, la manière dont il est nourri d’archives m’a passionnée.

    1. J’imagine qu’avec la version papier, on se rend mieux compte typographiquement de l’importance numérique des archives. En audio, il n’y a pas de différence, sauf les allusions explicites, et tout est donc plus romanesque.

  4. C’est bien que ce soit une histoire de mer et de naufrage qui me retient encore, malgré les billets très positifs. Je commencerai par « la note américaine » dont le thème m’emballe davantage.

  5. Ce livre est une belle réussite. Moi aussi, j’ai tout de suite été embarquée dedans. Il y a un travail de recherche et d’écriture remarquable. « La note américaine », si je me souviens, bien s’inspire d’un fait réel mais avec des personnages romanesques. Tandis que dans les « Naufragés du Wager /  ouèdger » rien n’est fictionnel. C’est vraiment bluffant.

  6. j’ai aussi beaucoup aimé cette lecture mon billet vogue sur les flots « billets planifiés », il va accoster bientôt sur Luocine.

  7. Et moi aussi, ce récit m’a conquise et j’ai vraiment beaucoup aimé : il se lit comme un roman alors qu’il parle d’une réalité qui a été terrible.

    Je ne suis pas entièrement d’accord avec toi : d’abord quand tu dis que c »était « bien fait pour eux ». La plupart de ces pauvres gens (à part les officiers) étaient là contraints par la misère, forcés par le recrutement ! Tu l’as d’ailleurs noté !

    Ensuite, je trouve que David Grann prend parti à plusieurs reprises : face aux peuples de Patagonie, il décrit l’attitude des anglais toujours persuadés de la supériorité de leur civilisation et méprisants envers ce qui viennent les aider altruistement. Ils continuent à les appeler des sauvages alors même que ceux-ci assurent leur survie ! L’auteur montre comme dans Sa majesté des mouches que la « civilisation prétenduement supérieure » ne fait pas long feu dans l’adversité. Quant au procès final, il contient une condamnation implicite de l’Angleterre, qui préfère ne pas faire justice pour cacher au Monde que les « anglais » ne sont pas meilleurs que les autres!

    1. Oui c’est vrai qu’il donne son avis discrètement plusieurs fois, j’ai choisi de souligner l’impérialisme qui est vraiment parmi ce que le genre humain fait de pire. Les pauvres gars oui sont à plaindre, mais tous ces officiers avides sont des bourreaux de l’humanité, sans scrupule quand il ne s’agit pas d’officiers comme eux.

  8. Voilà une belle manière de voyager ! Je ne connaissais pas du tout le mot « ouèdjeur » il n’est pas arrivé jusqu’à moi dans ma cambrousse…tout comme ce livre n’est pas encore arrivé dans une de mes médiathèques trop loin de la mer sans doute ! Je l’ai donc mis dans mon pense-bête sur Babelio…la liste des tentations s’allonge.

  9. Je l’ai noté à sa sortie. J’ai dans ma pal sa Note américaine, toujours pas lue… et comme toi, j’aime qu’on m’explique les termes…c’est aussi/surtout pour cela qu’on lit: apprendre!

    1. Pour les termes de marine, c’est compliqué parce qu’ils sont nombreux… et oubliables selon moi. Je ne fais du bateau que l’été et j’ai une très fâcheuse tendance (à voir l’agacement du capitaine…) à oublier d’une fois sur l’autre la différence entre virer de bord et empanner, par exemple… ce qui est très problématique quand on veut aller quelque part en particulier !

  10. Aaah auteur chouchou a encore frappé !^^ Bon, même si j’étais complètement immergée dans le récit et que j’avais l’impression de vivre leurs mésaventures, je réfute le fait d’avoir eu envie de manger quelques cadavres.^^

  11. j’ai beaucoup aimé ce livre lu (au mois de décembre lorsque j’étais malade). Cela m’a fait pensé au naufragés de l’île Tromelin d’Irène Frain (a partir d’archives, elle a reconstitué ce qui c’était passé)

  12. J’ai lu La note américaine ( et vu le film de Scorcese après ) , j’avais vraiment aimé cette histoire et l’amplitude qu’il lui donne dans son récit-enquête. Je note celui-ci. J’ai l’intention d’arrêter les nouveautés, alors…mais je ne sais quand.

    1. Ah, arrêter les nouveautés ? Mais combien de temps un livres est-il une nouveauté ? Tu en as marre ? Le problème avec les nouveautés, polar notamment, c’est que tout à coup, tous les blogs chroniquent le même livre. Il y a peu il y a eu le dernier Indridason, puis le dernier Le Corre, maintenant Hannelore Cayre. Ça arrivait beaucoup avant sur les blogs et je trouve que ça persiste sur les blogs polar.

      1. oui, c’est vrai, combien de temps un livre est-il nouveau…j’en ai un peu marre de me mettre moi-même sous pression, je ne suis obligée de rien et je laisse pas mal de livres à gauche, pour leur jour venu. Mais je ne vais plus demander quand je reçois les catalogue. Je reçois des envois spontanés et par ce biais, des livres moins mis en avant par les médias. De belles découvertes. C’est comme ça. Chacun, chacune fait comme il le sent. Mais je commence pas mal de choses que je ne finis pas, aussi.

  13. Bonjour Sandrine, un livre qui se lit bien. Cela serait bien qu’un jour, un livre équivalent soit écrit sur le voyage de Lapérouse même si on ne sait pas ce qui s’est passé. Pour en revenir au Wager, ces expéditions étaient de vraies aventures pleines de danger. La mer ne fait pas de cadeau. Bonne journée.

    1. Il parait qu’en montant sur l’échafaud, les dernières paroles de Louis 16 ont été pour prendre des nouvelles de La Pérouse… bien oublié aujourd’hui…

  14. Je pense que ce livre pourrait me plaire. J’ai lu et relu inlassablement quand j’étais enfant une version de Robinson Crusoé qui n’avait plus de couverture et qui avait atterrie dans ma bibliothèque je ne sais comment.

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