Ok, Joe ! de Louis Guilloux

Ok, Joe ! de Louis Guilloux

À l’été 1944, alors que le Débarquement vient d’avoir lieu, le Breton Louis Guilloux est recruté par l’armée américaine pour servir d’interprète durant des procès en cour martiale. Il s’agit de juger les soldats américains qui ont violé ou tué. Premier procès : l’accusé est noir, il est condamné à mort. Deuxième procès : l’accusé est noir, il est condamné à mort. Troisième procès : l’accusé est noir, il est condamné à mort… ainsi de suite jusqu’à un accusé blanc, qui lui, est acquitté. Pourquoi s’interroger puisque tout est Ok, Joe ?

La journaliste américaine Alice Kaplan s’est penchée sur l’expérience de Louis Guilloux pour traiter du racisme dans l’armée américaine. J’ai lu son texte il y a longtemps et ne me penche sur celui de Guilloux que maintenant car je travaille sur le Débarquement et que par ailleurs, je propose en vain depuis plusieurs semaines à mes différents producteurs de podcasts un sujet sur l’attitude des G.I.’s envers les Françaises et qu’il ne trouve pas preneur… Tiens donc, c’était pourtant il y a 80 ans…

Louis Guilloux a lui-même attendu 1976, c’est-à-dire plus de trente ans après les faits, pour écrire sur son expérience au sein de cette cour martiale. Il n’était pas de bon ton de critiquer nos libérateurs. Il ne l’est toujours pas, à l’évidence…

Guilloux le fait de façon très factuelle, dénuée d’accusations et de sentiments. Il rapporte son vécu. Les faits bruts : parmi les 191 soldats accusés de viol en France entre 1942 et 1946, 139 sont noirs ; parmi les 70 condamnés à morts, 55 sont noirs. Pourtant, les Noirs ne forment que 10 % de l’armée américaine.

Il est arrivé aussi que l’on jugeât plusieurs accusés ensemble, et ils étaient tous des Noirs. Un matin, il y en eu quatre. Ils n’ont pas dit un mot. Pourquoi se taisaient-ils ainsi, pourquoi plaidaient-ils toujours coupables ? J’ai fini par le demander à Bob. – Mais parce qu’ils le sont ! m’a-t-il répondu, en faisant comme le geste de lever les bras au ciel, voulant manifester par là la surprise que lui causait une telle question. Comme si nous ne nous fussions pas trouvés là devant l’évidence. Coupables. Ils l’étaient en effet. Ils l’avouaient eux-mêmes. – Mais pourquoi toujours des Noirs, Bob ? – Ah ! c’est un sacré problème !

Outre ces procès qui se terminent toujours de la même façon pour les soldats noirs, il rend compte de ses rapports avec les G.I.’s. Soldats et officiers sont toujours très cordiaux, souriants et même affables mais tout ça n’est que surface. L’expression « OK, Joe ! » traduit cette superficialité. C’est une façon de dire que tout va bien, qu’il n’y a pas de problème.

Louis Guilloux n’est pas informé des affaires judiciaires, lui ne fait que traduire les propos des témoins français, qu’on renvoie chez eux avec une indemnité de déplacement et au revoir, merci d’être venus. Il engage un jour une Française dont le mari a été tué par un soldat américain à demander réparations. D’ailleurs, dans le procès du soldat blanc acquitté, il ne sert pas d’interprète.

Ok, Joe ! est aussi un témoignage sur la Libération. Du jour au lendemain, les soldats allemands sont remplacés par des soldats américains, presque d’un coup de baguette magique… les Bretons sortent ainsi très brutalement d’une longue torpeur. Ils recherchent aussitôt les collabos, et tondent les femmes sans le moindre procès. Mais là encore, Louis Guilloux ne juge pas : il rapporte ce qu’il voit, au lecteur de comprendre ce qui se passe et de peut-être porter un jugement.

De ce fait, le récit peut sembler froid et insensible au sort des victimes. Mais il veut être surtout je crois un témoignage. Guilloux ne se transforme pas en juge et ne fournit pas du prêt à penser, en distribuant les bons et mauvais points. Il raconte et ce qu’il ne sait pas, il ne l’invente pas. C’est pourquoi Ok, Joe ! est un témoignage historique important, même s’il emprunte les voies de la littérature.

A lire : L’exemplarité en procès roman et histoire. A voir Ok, Joe ! de Philippe Baron, un documentaire très touchant dans lequel apparaît Mary Louise Roberts, auteure de Des G.I.’s et des femmes dont je vous parle bientôt.

 

Ok, Joe !

Louis Guilloux
Gallimard (Folio 3€), 2023
ISBN : 978-2-07-304887-5 – 141 pages – 3 €

 

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20 Comments

  1. J’ai entendu des émissions sur le sujet, mais je me demande si le silence vient du fait que des crimes ont été commis par les libérateurs ou si c’est parce qu’il s’agit de viols. Les exemples actuels (Israël, Ukraine) montrent que personne ne semble enclin à parler de ce genre de crime. Ceci dit, je note que Guilloux ajoute cette dimension raciste au sujet, qui ajoute encore une couche de complexité. J’ignorais ce dernier aspect pour ma part.

    1. Les viols sont sans doute considérés par ces messieurs de l’armée comme des dommages collatéraux inévitables… Je pense pour ma part qu’il n’est pas possible de représenter ces soldats américains comme des violeurs. On les a vu partout comme des hommes courageux (ce qu’ils étaient, n’en doutons pas), souriants et sympathiques. Des séducteurs oui, mais pas des hommes malsains avides de sexe rapide.

    1. J’ai lu Le sang noir il y a au moins une trentaine d’années : excellent roman, que je relirai. Si je n’étais pas aussi foutraque dans mon organisation, je te proposerais bien une LC… mais en plus, c’est un pavé…

  2. Je note sans hésiter d’autant que raconter sans juger, même si ça peut paraître froid, ça témoigne d’une vraie volonté de témoigner sans influencer. Chose bien rare.
    Quant à ton podcast sur l’attitude des G.I.’s envers les Françaises, j’espère qu’il trouvera preneur. Le thème est intéressant, important et je n’ai jamais rien entendu de sourcé et développé sur le sujet…

  3. je ne savais pas que Louis Guilloux avait été interprète pour les cours martiales et je ne connaissais pas ce livre je vais le lire merci pour ce billet

  4. Tu me rappelles que je voulais lire Mary Louise Roberts, je le renote. Pourtant il y a déjà eu des émissions sur ces viols, notamment sur France-Culture. Je me souviens d’interviews d’hommes allant se plaindre auprès de l’Armée américaine que leurs femmes se faisaient violer. Notamment les maires de petits villages. La hiérarchie militaire n’a pas bougé tant que ça n’a pas pris de proportions considérables. Les médias seraient encore plus frileux qu’il y a une vingtaine d’années sur le sujet ? Je note aussi Louis Guilloux, qui doit être fort intéressant.

    1. Je te remercie pour ce lien, je vais écouter cette émission (que je regrette aussi). Si tu as un peu de temps, regarde le documentaire que j’ai mis en lien.

  5. Je pencherai moi aussi pour l’impossibilité de changer l’image des héros libérateurs (sauf les noirs, hein parce qu’eux, c’est pas grave 😖) et pour la responsabilité rejetée sur les femmes qui l’ont forcément cherché ! Encore un scandale peu traité et je croise les doigts pour que tu trouves un producteur courageux en cette année anniversaire.

    1. Il y a des sujets qui mettent vraiment du temps à émerger. Ce qui est d’autant plus affreux ici c’est qu’il n’est question que des violeurs noirs. L’armée les juge, faisant mine de s’occuper du problème mais en fait elle rejette tous les viols sur ces soldats noirs et les autres restent impunis car beaucoup plus insaisissables…

  6. J’ai l’impression que l’histoire officielle finit toujours par être rattrapée par ses vieux démons et c’est tant mieux. J’ai l’impression quand même d’être très naïve et de découvrir chaque jour de nouveaux aspects de la nature humaine.

    1. C’est une bonne chose que toutes ces horreurs remontent, il ne faut pas faire passer les gens pour des saints. Leur courage, réel, ne permet rien d’aussi atroce et il faut se souvenir.

  7. Je pense que des viols par des soldats, il y en a eu, il y en a encore maintenant et il y en aura encore malheureusement. J’ai vu un reportage sur un petit village ukrainien où les envahisseurs russes ont bien profité de leur statut !

    Ajoutons le racisme à ça et voilà un document à lire…

  8. Voilà un témoignage à découvrir ! Je n’ai jamais rien lu de cet auteur bien que ma médiathèque possède ses carnets (deux volumes) et deux de ses romans. Je vais le noter puisqu’il est en poche, on ne parlera jamais assez de ces horreurs commises dans toutes les guerres, longtemps tabous. Il est temps de faire toute la clarté sur l’abus de pouvoir des hommes qui savent particulièrement bien, à toutes les époques, profiter de leurs avantages. Il est certain qu’on a du mal à assimiler libérateur et violeur mais il ne faut pas oublier que souvent la peur de la mort pendant la guerre exacerbe le désir sexuel et donc favorise (ce qui n’excuse rien bien entendu !) les comportements déviants.

    1. Oui, bien sûr, le contexte est important. Mais il y a pire : les raisons pour lesquelles certains sont venus en Europe, présentée comme un vaste lupanar par les recruteurs…

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