La ville de Graithnock, où se déroule ce livre, n’existe pas, elle pourrait donc être n’importe quelle ville usine d’Écosse au début du XXe siècle.
« High Street fut la capitale de l’enfance et de l’adolescence de Conn. Le reste de Graithnock n’en fut que les provinces. High Street, à la fois comme terrain et comme population, était spéciale. Tous ceux que les circonstances avaient rassemblés sur sa centaine de mètres de longueur avaient échoué de la même manière. C’était une colonie pénitentiaire destinée à tous les coupables de pauvreté, vice habituellement héréditaire. »
C’est là que vivent les Docherty, avec à sa tête Tam, le père de famille, mineur comme son père, jadis venu d’Irlande. Le livre s’ouvre sur la naissance de leur quatrième enfant, Conn. Avant lui Kathleen, Mick et Angus, dont les destins vont s’inscrire dans le charbon et la misère.
On pense à une version écossaise de Germinal avant d’ouvrir ce roman, mais ça n’a rien à voir. William McIlvanney ne décrit pas du tout la mine et ne consacre qu’une dizaine de lignes au travail lui-même, pour la première journée d’un des enfants Docherty. Pas de descriptions, ni même de représentants des patrons ou de la classe dirigeante, d’affrontements ou de grèves.
Il n’y a pas non plus d’intrigue à proprement parler, le livre racontant la vie de cette famille au quotidien, les rapports des uns et des autres, les relations de Tam avec ses enfants, sa femme, Jenny, protestante, ses parents catholiques. Il raconte la misère au jour le jour, sans aucun misérabilisme. Ces gens ne se plaignent pas, ils mènent la vie qu’ils ont, en attendant peut-être des jours meilleurs.
Mais les enfants de Tam en grandissant vont reprocher à leur père cette passivité. Pour échapper à ce destin, Mick s’engage et part sur le front, en France ; alors que Conn est un élève brillant, il décide de ne plus aller à l’école pour descendre à la mine ; Angus, lui, choisit la force et la colère, tandis que Kathleen reprend les flambeaux de douceur et d’amour de sa mère.
Tam est le père de famille incontesté et incontestable, qui vit pour les siens selon ses propres règles de justice et d’équité. Il est fier, fort, d’une grande rigueur morale envers lui-même et les autres, sans le support de la moindre religion. C’est un personnage d’une incroyable densité, qui agit en conscience selon ce qu’il pense être juste, sans profit pour lui-même ni égoïsme. Un des personnages les plus forts qu’il m’ait été donné de découvrir.
« La clé de ses certitudes avait été un profond orgueil physique. Il s’était cru capable d’affronter n’importe quel homme, n’importe quelle situation et d’y survivre, toujours intact. […] De la même manière, il n’existait pas de situation qu’il ne se sentît capable d’affronter. De cet orgueil émanait la force qui avait donné un but et un sens à son existence. Au moins se sentait-il capable d’offrir à sa famille la protection de sa personne en leur transmettant dans le même temps la conviction de leur propre importance. »
Le livre est tout entier tissé de l’amour de Tam pour les siens. Il n’y a pas de description de la misère quotidienne de ces gens, même si elle est toujours présente. Ce sont les relations sociales et familiales qui sont au centre du roman comme au centre de leur vie, parce qu’ils ne peuvent la supporter qu’en étant ensemble.
« Le coin de la rue était moins un lieu qu’une institution. Avec ses propres traditions, ses propres commandements. De petits groupes se formaient autour de différents sujets de conversation par une sorte de cohésion spontanée. […] La solidarité était leur thème, leur noyau, leur raison d’être. […]. Le coin était salle de club, poste d’équipage, salon de nature. C’était le lieu où un homme se rendait pour être lui-même parmi les siens. »
Le réalisme des situations et des descriptions est renforcé par le choix de dialogues en patois écossais, le lallans, que le traducteur a choisi de rendre en dialecte du Nord.
« Je vais te dire que sens y’a, dit Tam. On marche sur in’ marge étroite. Et ch’sais combien al est étroite. J’l’arpente depuis que ch’sus sur terre. Nous aut’, et pis tous ceux qui sont comme nous, on a ce qui rapproche l’plus d’absolumint rien au monde. Et les miettes qui nous arrivent, ch’est de la merde. On vit dins les égouts du confort d’autres salopards. La seule chose qu’in ait, ch’est les uns les autres. Ch’est pour cha qu’on vind jamais ses compagnons de traval. Pasqu’y reste plus rien à acater avec ce qu’on se récupère. Ch’est pour cha qu’on respecte les femmes. Pasqu’on est rien d’autre que ce qu’on fait de nous z’aut’. Pasque si on le fait pas, on leur donne raison. Pasque ces salopards-là, y croient pas qu’on est des humains ! Y croient qu’on est queq’ chose… de moins que cha. Eh ben mi, ch’sais ce que ch’crois. Ch’est seulement nous autres qu’on est capables de montrer ce que ch’est, des humains. Qu’est-ce qu’y z’in savent ? Fils, ch’est facile d’être bon quand on a le ventre plein. Ch’est quand un homme a que deux bouchées dins son assiette et in’ qu’y va partager que té sais de quoi il est fait. La plupart sont nés aveugles. Ben pas nous, fils. On peut pas se permettre d’être aveugles. »
Être un homme dans la misère, rester fier malgré la pauvreté et droit alors que la classe dirigeante voudrait les voir à genoux, tel est le credo de Tam. Tam attend son tour, dans la dignité. Mais ses enfants ne veulent pas attendre, ils veulent changer les choses, se lever, se faire entendre pour secouer le joug et refuser la misère plutôt que de s’en accommoder.
La force de ce roman vient du style de McIlvanney qui, avec des personnages simples, donne une grande puissance à des situations terriblement dramatiques. Il ne décrit pas la misère, il la donne à vivre au jour le jour. Page après page, on sent qu’elle forge chez ces petites gens une humanité écrasée jadis soumise mais prête à se lever. Parce que la grandeur de Tam ne suffit pas et qu’il va falloir lutter, libérer la violence qu’il a toujours voulu contenir pour être juste.
Parfois difficile à lire à cause du patois, Docherty est un livre social, réaliste, humain et surtout très émouvant qui pousse inévitablement le lecteur à s’interroger.
William McIlvanney sur Tête de lecture
Docherty
William McIlvanney traduit de l’anglais par Freddy Michalski
Rivages (Ecrits noirs), 1999
ISBN : 2-7436-0549-9 – 402 pages – 22,70 €
Docherty, parution en Grande-Bretagne : 1975
J’avais lu un roman de cet auteur (Laidlaw), mais pas trop accroché, je n’ai donc pas poursuivi…
Pareil pour moi, difficile d’accrocher à ces écrits. Souvent commencé jamais terminé.
Hormis le patois, je n’ai pas trouvé que c’était difficile à lire, et j’en essaierai volontiers un autre.
Pour ma part, c’est le premier et je le trouve réaliste et humain, très réussi.
Ce que tu dis à propos de ce livre me donnerait envie de le lire mais le passage en patois m’en dissuade: je le trouve trop difficile!
C’est vrai qu’il faut se concentrer et rester attentif en lisant les dialogues, mais ils ne sont pas très nombreux, et ce n’est quand même pas du chinois !
Tiens, je ne connais pas ceta auteur, mais je note.
C’est en cherchant des lectures écossaises pour mon été que je l’ai trouvé et je te le recommande.
Je note aussi. Ton billet m’a convaincue.
Ouf, j’ai bien cru que j’allais effrayer tout le monde avec ces dialogues !
Jamais été passionnée par ce genre de romans, trop social.
Moi non plus, pas vraiment, mais j’étais sur place, dans l’ambiance et j’avais vraiment envie de lire des livres différents : policiers, historiques, sociaux… j’ai été très agréablement surprise.
Comme je devrais visiter l’Écosse et l’Angleterre, l’an prochain … j’avoue que ce livre fera probablement partie de mes futurs achats.
Merci Ys !
Toi aussi tu aimes bien lire dans l’ambiance du pays ! Ce livre-là n’est peut-être pas très facile d’accès, mais il est très fort, le personnage du père en particulier.
Pas tres tentee a priori. Cette traduction est une horreur !!!
Je pense au contraire que la traduction est réussie. Ça n’a pas dû être simple de rendre ce patois écossais, mais il fallait bien que le traducteur rende en français cette différence de langage.
Une lecture à priori pas très facile donc mais visiblement forte et touchante et si elle ne ressemble pas à Germinal tant mieux !
Ce personnage de père est vraiment très très fort, droit dans ses bottes, généreux, aimant et tenant à bout de bras toute sa famille sans broncher. Immense.
Je l’avais repéré pour le swap mais je n’aurais jamais misé dessus, je pensais que l’aspect très social te rebuterait. Mea Culpa.
Je te comprends et tu sais, tu n’as pas la tâche facile avec moi, je ne suis que contradictions…
Je ne connais pas cet auteur, alors je le note, merci!
Sa veine habituelle est plutôt le polar noir.
Franchement, ça a l’air pas mal ! Un Germinal à la mode écossaise, il n’en fallait pas plus pour me convaincre 🙂 ! Je note !
Les mineurs écossais n’étaient malheureusement pas mieux lotis que les français. Ça donne un autre regard sur ce milieu, c’est une vue plus humaniste que documentaire et c’est très prenant (au sens d’émouvant, qui parle aux émotions, pas qui fait pleurer).
Un roman très social, on dirait.
Oui, mais abordé selon un angle très humaniste, c’est ce qui fait sa force, me semble-t-il.
C’est sympa de faire coller tes lectures à tes vacances, comme ça on reste dans l’ambiance ! 🙂
J’aime bien lire couleur locale quand je pars, et là vraiment, même pas besoin de me forcer.
Cela tombe bien, je suis dans l’écossais en ce moment… et je en connais pas l’auteur alors 🙂
Donc à découvrir de toute urgence.