« Ce livre n’est pas un roman ». L’auteur le précise en début et en fin d’ouvrage : ce livre a été écrit à partir des témoignages des principaux protagonistes, il n’y a donc malheureusement pas d’exagération.
Abdulrahman Zeitoun vit à La Nouvelle-Orléans depuis quinze ans. Syrien d’origine, il a épousé Kathy, une Américaine convertie à l’islam (avant de le rencontrer). Ensemble, ils élèvent quatre enfants et font fonctionner une florissante entreprise de bâtiment. Zeitoun inspire confiance : il est honnête, ouvert, travailleur, tous ses clients sont satisfaits, il est aimé de ses voisins. Le rêve américain, il sait ce que c’est pour le toucher du doigt.
Fin août 2005 : on annonce la venue d’un ouragan particulièrement dévastateur, tous ceux qui le peuvent, plus d’un million d’habitants, doivent quitter la ville. Kathy et les enfants partent mais Zeitoun reste pour surveiller ses biens, aider la population et aussi parce qu’il ne croit pas que cet ouragan-là puisse être plus terrible que les autres. Mais au final, Katrina fera près de deux mille morts et des dizaines de milliers de dollars de dégâts. Seul sur son toit, Zeitoun assiste à la montée des eaux après la rupture des digues.
Même si tout habitant de La Nouvelle-Orléans s’attend à de grandes inondations et sait qu’une telle chose est possible dans une ville entourée d’eau et protégée par des digues mal conçues, le spectacle, à la lumière du jour, dépassait tout ce qu’il s’était imaginé. Il ne put penser qu’au Jugement dernier, à Noé, aux quarante jours de pluie. Et pourtant tout était si calme, si silencieux. Rien ne bougeait. Assis sur son toit, il balaya du regard l’horizon pour tenter de repérer un être humain, un animal, une machine en mouvement. Rien.
Zeitoun ne voit pas ce que Kathy, depuis Houston, apprend via les médias : vols, pillages, viols, scènes de violence et présences policière et militaire renforcées. Elle supplie son mari de quitter la ville, de les rejoindre, mais Zeitoun se sent utile : il parcourt son quartier grâce à un canoë et porte assistance à des gens en difficulté, à des animaux. Il est heureux de rendre service, de pouvoir aider les autres. Imperturbable, il est certain que c’est Dieu qui l’a mis là et qu’il accomplit son devoir.
Un jour pourtant, il est arrêté, interrogé, emprisonné d’abord dans un camp provisoire, puis dans une prison de haute sécurité. Il n’a pas pu prévenir sa femme, il est dépouillé de tout, humilié, isolé, sans pouvoir avoir recours au moindre avocat, sans même savoir ce qu’on lui reproche. Il entend les mots de terroriste et d’Al-Qaïda…
Dave Eggers ne fait pas œuvre de fiction mais ne fait pas moins de ce récit une œuvre littéraire. Il emprunte des techniques propres au roman. Ainsi ne se prive-t-il pas de ménager le suspens : à la fin de la deuxième partie, des soldats arrivent alors que Zeitoun est au téléphone avec sa femme ; dans la troisième partie, Eggers renonce à l’alternance des personnages et le lecteur ne suit plus que Kathy, restée sans nouvelles de son mari. Il partage son anxiété. Ce livre n’est certes pas un roman et Dave Eggers n’a pas héroïsé cet Abdulrahman Zeitoun, un type comme les autres. Il est pourtant impossible de ne pas l’apprécier pour sa droiture, son courage, mais aussi pour une certaine naïveté et l’immense confiance qu’il place en son pays d’adoption.
On peut s’agacer qu’il rapporte tout à Dieu, qu’il agisse au nom de Dieu et non pas avant tout par dévouement et humanité. Mais n’est-ce pas la même chose pour Zeitoun, si pieux sans être intolérant ? Ce livre force à s’interroger car c’est parce que l’Amérique ne s’interroge pas qu’elle a emprisonné Zeitoun. Parce que pour elle, musulman = terroriste, d’autant plus en période de crise. L’Amérique ne comprend pas l’islam. Elle ne comprend pas que Kathy se soit convertie et porte un foulard de son plein gré. Elle enferme des pompiers trop basanés ou des ouvriers de nettoyage dument assermentés mais bien trop typés : l’Amérique cède à la psychose et se trouve des boucs-émissaires. Il n’y a dès lors plus de droits et plus de lois.
Dave Eggers nous donne à vivre dans ce récit l’ouragan Katrina de l’intérieur et quasi heure par heure. On constate l’inefficacité et la défaillance des secours mis en place, le sort des victimes livrées à elles-mêmes, puis la répression démesurément armée qui s’abat sur les rescapés suspectés de pillage ou de terrorisme (c’est-à-dire les Arabes et les Noirs). Mais c’est aussi pour lui le moyen de dénoncer les injustices dont on peut être victime au pays de la Liberté. Dave Eggers le fait sans accuser, il constate en racontant à travers les yeux d’un couple sans histoire pris dans un événement hors du commun et ses conséquences. C’est bien d’une tragédie dont il s’agit, le lyrisme en moins.
Ce livre est ce qu’on appelle une non-fiction, Kathy et Abdulrahman Zeitoun existent bel et bien et ont accédé du jour au lendemain, après la parution de ce livre, au statut de héros. Ce qui a bouleversé leur vie. Plus que l’ouragan lui-même ? Depuis, ils sont séparés et le débonnaire Zeitoun a été reconnu coupable de violences conjugales. Lui qui apparait ici comme un modèle d’intégration et de tolérance. Dans la mesure où ce livre n’est pas une fiction, cela remet-il en cause ce portrait ? Et donc plus généralement la vision humaniste qu’Eggers renvoie de l’islam ? On peut par ailleurs s’interroger : la popularité qu’Abdulrahman Zeitoun a acquise grâce à ce livre est-elle pour quelque chose dans son comportement violent ? Ou bien était-il moins bienveillant que l’auteur nous le montre ? Vastes questions…
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Zeitoun
Dave Eggers traduit de l’anglais par Clément Baude
Gallimard, 2012
ISBN : 978-2-07-012934-8 – 405 pages – 22.50 €
Zeitoun, parution aux Etats-Unis : 2009
Il a tout pour me plaire!
Je voulais lire Le Grand Quoi avant mais si cela m’a bien plu, je lirais celui-là car il a l’air vraiment intéressant. Cet auteur a l’air de questionner beaucoup l’Amérique dans ces livres.
Je le découvre et en effet, c’est tout à fait ça.
cette lecture doit être intéressante dans la mesure où elle apporte une vision réaliste des évènements qu’elle décrit. Toutefois, j’ai toujours eu une préférence pour les fictions pures, et plus de mal avec les récits témoignages ou les non-fiction à quelques exceptions près… Quant au héros Abdulrahman Zeitoun on peut aussi s’interroger sur l’origine de sa violence et la trouver dans ce qu’il a subi lors de son arrestation…
Cette non-fiction se lit vraiment comme un roman. Et tu as raison, avoir subi lui-même la violence a certainement influé sur son caractère…
En tout cas un livre qui interroge sur la vision américaine de l’islam mais plus généralement de « l’autre »
le devenir du héros montre bien qu’il n’était en rien un héros juste un homme avec ses défauts.
j’avais repéré ce livre et je l’avais noté, tu confirmes mon impression première
Ce que j’ai apprécié, c’est que ce livre va bien au-delà de l’ouragan ou d’une dénonciation des dysfonctionnements du système. Il interroge l’humain et la société en général, c’est ce qui en fait un livre si riche.
Tu me donnes envie de le lire!!
Les livres qui posent ce genre de question, j’adore… donc je le note. Et je rejoisn Lectureetcie : faire subir la violence à une être humain, c’est presque à coup sûr le rendre violent!
Comment ne pas trouver ce sujet particulièrement intéressant ? D’autant si comme tu le soulignes, il va plus loin que la dénonciation des mauvais côtés de la société américaine.
C’est à lire et quelque chose me dit qu’il te plaira.
C’est très rare de voir Dave Eggers sur les blogs, en France du moins. J’ai 2 de ses livres dans ma PAL depuis un sacré moment mais (bien évidemment), il s’est retrouvé relégué au fin fond par la force des choses… Il faudrait vraiment que je l’en déterre car je suis persuadée que cet auteur est fait pour moi, enfin je veux dire, ses récits me parleront!
A vrai dire, j’en ai un autre aussi, et c’est le dernier sorti que j’ai lu en premier… on est tous pareils…
Ce genre de livre n’est peut-être pas de ceux vers lesquels je vais en premier parce qu’ils remuent, ils dérangent aussi …. mais après leur lecture, même si je n’ai pas plus de réponses qu’avant, je me dis qu’au moins, je n’ai pas fermé les yeux. J’aime qu’on me « réveille » avec des livres qui soulèvent les questions dont je me serais volontiers passées. Je note donc ce titre.
J’aime bien être remuée, dérangée, réveillée 😉 pas systématiquement, bien sûr, mais j’y prends plaisir grâce à des livres aussi littéraires que celui-là qui aident à s’interroger.
Je viens de lire un livre du type « Katrina inside » et je suis plus qu’intéressée par Zeitoun pour prolonger l’étude (après Zola Jackson et Ouragan et le dernier dont je tairai le nom).
Pour ma part, c’était le premier sur le sujet. J’attends donc de voir sur ton blog le livre-mystère…
Un document qui a l’air intéressant par les portraits qu’il propose.
Tout à fait le genre de sujets qui m’intéressent mais je suis freinée par le côté « non fiction ».
Le livre ne se présente vraiment pas du tout comme un documentaire, il se lit tout à fait comme un roman.
Un écrit qui m’intéresse beaucoup. De plus, ce que tu en dis, est fort convainquant.
Ravie de te tenter !
Je trouve la couverture américaine plus belle. Moi qui suis souvent attirée par la couverture des livres, je n’aurais peut-être pas fait attention à la version française.
Je préfère celle-là, à la fois étrange et réaliste.
Je viens de le terminer. J’ai été impressionnée par tout ce qui est relatif à l’ouragan. Seul bémol pour moi, une description de la famille un peu trop idyllique et le côté musulman modèle en toute circonstance. La fin de ton billet ne manque pas de me surprendre. Peut-on penser que la situation découle de ce qu’il a vécu (l’humiliation et la violence en prison), ou était-elle en germe avant ?
… ou peut-être que le tableau que dresse l’auteur n’est pas si conforme que ça à la réalité. Ce que justement tu as trouvé trop idyllique est peut-être dû à une exagération de la part d’Eggers…