Célibataire, vingt-six ans, fille d’émigré russe, Lucy Hull travaille à la section jeunesse de la bibliothèque d’Hannibal, Missouri. Ian Drake, son plus fidèle lecteur, est âgé de dix ans et issu d’une famille fondamentaliste chrétienne. La mère pense que son fils est homosexuel et l’inscrit dans un programme de redressement mené par le pasteur Bob : via des prières et des exercices appropriés, le jeune garçon devrait retrouver des manières saines. Ça n’est bien sûr pas tout : la mère contrôle aussi les lectures du jeune garçon : pas de sorciers, pas de Roald Dahl, d’Halloween, de satanisme ou de théorie de l’évolution… Lucy n’est que bibliothécaire, elle ne peut qu’acquiescer aux désirs des parents.
A ce stade de ma lecture, j’étais assez inquiète. Je voyais venir une sucrerie sur les pouvoirs de la lecture et les droits du lecteur à lire ce qu’il veut, sur le courage de la jeune bibliothécaire idéaliste délivrant l’enfant de ses tyranniques parents grâce aux vertus de la Littérature. Tout à fait le genre de niaiseries que je ne veux plus lire. Heureusement, Rebecca Makkai s’en sort mieux que ça. Justement parce que son personnage n’est que bibliothécaire et qu’elle a terriblement conscience qu’elle ne changera jamais le monde, ni même le cours des choses autour d’elle. Tout juste parviendra-t-elle à entrouvrir une porte qui dévoilera un monde de fiction susceptible d’aider à appréhender la réalité.
Car tout se complique pour Lucy quand elle découvre un beau matin que Ian s’est laissé enfermer dans la bibliothèque et qu’il y a passé la nuit ; qu’il veut partir avec elle ; qu’il la menace de prétendre qu’elle l’a enfermé de force. Les voilà partis tous les deux, contre son gré à elle au départ, pour un voyage de plus en plus improbable, Lucy se laissant guider par ce gosse, s’imaginant sa vie en prison pour kidnapping.
Les souvenirs de Lucy et sa visite à ses parents avec Ian donnent une autre perspective au roman. Le père de Lucy a fui la Russie soviétique et rejoint l’Amérique, la patrie des braves. Pour lui, ce pays c’est la réussite, la liberté, le droit de vivre au grand jour. Il n’y a rien à fuir en Amérique. Pour sa fille Lucy, rien de tel. Elle veut clairement échapper à l’avenir qui se profile pour elle, ne pas être la caricature de bibliothécaire qu’elle s’imagine devenir.
Soit, je n’étais pas particulièrement passionnée par mon boulot. J’avais toujours pensé qu’à vingt-six ans ma vie serait un peu plus glamour. Hannibal sentait un brin le renfermé. Je m’ennuyais carrément.
Et elle comprend que pour Ian, il n’y a pas de liberté : il ne peut être lui-même, laisser se développer sa personnalité homosexuelle s’il en est, et se défendre contre le fanatisme de ses parents. En une génération, quelque chose a changé. Et soyons clair autant que l’est Rebecca Makkai : la peur, le repli sur les valeurs traditionnelles, le refus de l’étranger et du déviant, c’est l’Amérique de Bush, c’est l’après 11 septembre et le Patriot Act.
Lucy incarne une première génération d’Américains. Elle n’est pas à l’aise dans ce pays, elle ne s’y sent pas chez elle. Elle a certes fait des études, mais elle n’a pas de vie sociale, pas de racines. Et elle se rend compte que l’Amérique n’est pas le pays que son père lui a décrit. Pire, que l’histoire de son père n’est pas exactement celle qu’il lui a racontée. Il a glissé dans le récit de sa vie une part de fiction pour la rendre plus supportable, plus conforme à son idéal. Tout comme Lucy qui tout au long de son voyage fait référence à certains livres ou héros. Tout comme Rebecca Makkai qui situe sa bibliothèque à Hannibal, Missouri, là où Mark Twain a grandi.
Sur le ton léger d’un road trip jusqu’à la frontière canadienne entre un enfant à la personnalité complexe et une jeune femme qui n’arrive pas à se situer dans le grand pays où elle est née, Rebecca Makkai va plus loin que le livre hommage à la littérature : elle souligne la difficulté de vivre différemment dans une société conformiste.
Chapardeuse
Rebacca Makkai traduite de l’anglais par Samuel Todd
Gallimard, 2012
ISBN : 978-2-07-013220-1 – 367 pages – 21 €
The Borrower, parution aux États-Unis : 2011
Mais oui, ce roman a plus de facettes qu’on ne le penserait au départ. Bonne découverte!
Tu l’as lu ?
Zut, mon comm est ambigu, non je ne l’ai pas lu, mais j’ai lu ton billet attentivement et ça me tente!
je croyais que tu avais cédé à la rentrée 🙂
Beau retournement de situation! L’Amérique n’est plus l’Eldorado désormais.
Je ne m’attendais pas à trouver ce genre de propos dans ce livre, c’est plutôt bienvenu.
Très intéressant. J’étais mitigée sur cette lecture en lisant le début de ton billet, mais les tours et détours de ce roman ont l’air bien moins « banal » qu’il n’y paraît.
Sur les 100 premières pages, j’ai crains le pire mais continué en raison de la situation familiale de l’héroïne. Et au final, tout ça est moins simpliste que prévu.
Il me tenterait bien celui-là, j’aime bien les thèmes traités.
Et le style est agréable, peut-être pas assez mordant, mais facile à lire.
Je trouve moi aussi intéressante cette tournure que prend le roman. Je le note.
Au final, on se demande qui kidnappe… La traduction française a choisi le féminin, mais je crois qu’il aurait été préférable de laisser le genre indéterminé.
Je l’ai repéré depuis un bout de temps, il me tente vraiment beaucoup !
Un de ces titres de la rentrée dont on ne parle pourtant pas beaucoup…
En lisant le début de ton billet j’ai cru qu’il s’agissait d’une lecture « jeunesse » un peu cousue de fil blanc, mais si ça change ensuite, pourquoi pas …
En adoptant le point de vue du jeune garçon, cette histoire pourrait en effet donner lieu à un roman jeunesse.
Alors celui-ci me tente terriblement 🙂
Chouette, je suis toujours ravie de donner envie 😉
Noté chez Mélopée qui est très enthousiaste. Apparemment, ça vaut le détour.
Une bonne découverte.
C’est un livre finalement très attachant et très « américain », notamment sur le thème de « ceux qui n’ont pas grand chose mais qui osent » dans un pays plein de promesses… Il fait d’ailleurs partie de la sélection du prix Page des libraires qui sera remis lors du Festival America dans quelques semaines. Et curieusement en cette rentrée littéraire, l’islandaise Audur Ava Olafsdottir nous propose aussi un road trip femme/enfant assez décalé avec « L’embellie »…
Excellent numéro de rentrée de la revue « Page des libraires » : roboratif, avec des titres originaux, pas forcément les stars de la rentrée. Je n’en suis pas encore venue à bout, que de belles idées de lecture !
Le genre de mère castratrice sympathique, un gamin qui bizarrement ne finit pas schizo, et un road movie pour compléter le tout… pas mal du tout, je trouve.
Zut, je n’ai pas été claire : la mère n’est pas sympathique du tout ! Elle est limite malade, accro au baratin chrétien d’un redresseur de tort homophobe…
Quel délice ce serait de figurer dans cette prestigieuse galerie de portrait, non pas que ma tronche soit particulièrement intéressante, mais ce serait que mes écrits le seraient…
Un livre au sujet passionnant. Je note.
un road trip entre deux personnes pas comme les autres, un sujet toujours intéressant quand on va au fond des personnages.
Lu aussi, il a un charme bienvenu, même s’il souffre encore de quelques défauts des premiers romans…
Notamment, il est un peu long au démarrage, mais le rythme s’installe bien ensuite.
Alors, ça, ça me tente carrément !
Elle sera au festival America et je suis bien certaine que tu vas craquer 😉
http://flosreviews.blogspot.fr/search/label/Rebecca%20Makkai
« En adoptant le point de vue du jeune garçon, cette histoire pourrait en effet donner lieu à un roman jeunesse. » Tout à fait d’accord, je lui ai posé la question !