S’il est des classiques de la littérature de guerre, en voilà un. Venu trop tard à l’époque, le roman de Roland Dorgelès reste cependant comme une référence, cité et recité par les auteurs qui aujourd’hui s’avisent d’écrire sur la Première Guerre mondiale.
Trop tard car publié en 1919, ce roman n’obtint pas le prix Goncourt attendu. Ce fut Marcel Proust qui décrocha la timbale, pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Roland Dorgelès n’en tint pas rancune à l’encore jeune académie puisqu’il en devint membre en 1929 puis président en 1954. Il la félicitera même plus tard de ne pas lui avoir préféré le plus grand écrivain du XXe siècle…
On peut assimiler l’opinion en 1919 à celle de la concierge de Sulphart, ce personnage du roman revenu blessé du front qui n’arrête pas de raconter sa guerre à qui veut l’entendre. Mais voilà, on finit par ne plus vouloir l’entendre : « Ah ! monsieur Sulphart, suppliait-elle, ne me racontez plus ces histoires de tranchées, on en a les oreilles rebattues ».
Le prix Goncourt, on l’a déjà remis à René Benjamin, écrivain combattant, pour Gaspard en 1915, à Henri Barbusse, écrivain combattant pour Le Feu et à Adrien Bertrand, écrivain combattant pour L’Appel du sol en 1916, à Henri Malherbe, écrivain combattant pour Flamme ou poing en 1917 et en 1918 à Georges Duhamel (sous le pseudonyme de Denis Thévenin) pour Civilisation, son témoignage de médecin sur la souffrance des blessés de guerre. Donc en 1919, même si les lecteurs sont au rendez-vous, l’académie Goncourt en a fini avec la Première Guerre mondiale.
Les dernières pages des Croix de bois de Roland Dorgelès résonnent alors : « Mes morts, mes pauvres morts, c’est maintenant que vous allez souffrir, sans croix pour vous garder, sans cœur pour vous blottir. Je crois vous voir rôder, avec des gestes qui tâtonnent, et chercher dans la nuit éternelle tous ces vivants ingrats qui déjà vous oublient. » C’est en effet pour ces morts, ses pauvres morts que Dorgelès écrit son expérience de la guerre : ses compagnons d’un jour ou de plusieurs mois sont là, moins dans leur souffrance que dans leur quotidien, leurs rapports d’amitié, d’envie. Les tracas, les misères, les joies, les blagues qu’ils se font parce que même là-bas, au front, il faut rire pour ne pas mourir de peur.
Les croix de bois n’est pas un roman pacifiste, ni un roman qui revendique. Pas d’idéologie ici, mais un récit à ras d’hommes pour qu’on ne les oublie pas. Roland Dorgelès l’avait compris : la Victoire allait cacher l’héroïsme des petites gens qui n’étaient plus là pour la partager alors qu’ils l’avaient payée de leur vie. Alors plutôt que de se réjouir ou de théoriser, il souligne dans son dernier chapitre la situation précaire des désormais anciens combattants (la femme de Sulphart est partie, il n’a plus de vêtements ni d’argent). Et parce qu’il est écrivain, il grave dans le marbre pour tous les autres une expérience infernale qui déjà s’oublie.
Au secours ! Au secours ! On assassine des hommes !
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On peut lire ce texte sur Internet.
Thématique Première Guerre mondiale sur Tête de lecture
Les croix de bois
Roland Dorgelès
Le Livres de poche, 2002 (première édition : 1919)
ISBN : 2-253-00313-1 – 251 pages – 3.95 €
Comme toi je m’intéresse à cette période et celle qui suit et je compte bien lire tous ces classiques aussi
Il y a beaucoup à lire…
j ‘ai lu ce livre et il m’a marqué , je ne sais pas si je le relirai
depuis j’ai lu des livres qui m’ont beaucoup appris sur ce conflit, surtout des ouvrages d’historiens
Luocine
Je lis un peu de tout en ce moment sur la Grande Guerre : fictions, carnets de guerre, historiens… histoire de faire le tour de la question.
Je l’ai lu dans ma prime jeunesse et sûrement pas apprécié à sa juste valeur. Je ne crois que j’aurai le courage de le relire. Et puis j’ai déjà celui de Genevoix dans ma PAL.
C’est un livre triste bien sûr, mais Dorgelès accorde beaucoup de place à l’amitié, à l’humour, aux blagues que se faisaient les poilus entre eux. C’est paradoxalement un roman plein de vie.
Un livre que j’ai aimé, qui m’avait beaucoup touchée lors de sa lecture. ET puis il y a celui de Céline qui reste un cri d’horreur à l’encontre de la boucherie de la guerre, de son absurdité…
Beaucoup plus complexe à lire le Céline, il faut supporter/aimer le style…
Il dort dans ma PAL, pfff. Il va se réveiller bientôt, j’espère…
Pas de doute, c’est le moment…
Je ne connaissais pas du tout, merci.
Un livre qu’on ne lit pas forcément pour le plaisir, mais un bon livre, parfois poétique et très humain.
une lecture apparemment nécessaire, que je n’ai pas (encore) faite? Une raison spéciale à cet engouement Première Guerre?
Raison personnelle oui : je prépare une formation sur le thème « Littérature et Première Guerre mondiale » pour l’an prochain.
Je ne sais pas si j’aurai l’occasion de me laisser tenter par quelques lectures pour ce centenaire de la grande guerre, possible.
Les propositions ne manquent pas en tout cas…
c’est un des classiques de la guerre de 14 que je n’ai jamais lu et là tu vas me faire plonger, j’ai écouter récemment « à l’ouest rien de nouveau » et ça n’a pas vraiment pris de rides même si l’écriture aujourd’hui est plus libre, la force de ces romans reste intacte
C’est parce qu’ils sont très forts et bien écrits qu’ils sont restés et dans nos mémoires (conscience collective) et dans les classiques de la littérature. Il y en a beaucoup d’autres que le temps n’a pas retenu.
Oui, un « classique » que je n’ai pas encore lu ! bon we 🙂
On a toute la vie 😉
Je l’avais lu il y a très longtemps, mais je n’en garde aucun souvenir. Je pense que j’ai voulu effacer cette histoire terrible.
Est-il préférable d’oublier ou de se souvenir ? Je ne sais…
Je viens déjà de relire à « l’ouest rien de nouveau » pour cause d’ados en troisieme, je n’aurai pas le courage d’en reprendre une louche même avec le centenaire qui s’annonce. Ce qui ne retire rien à la qualité de cet ouvrage bien entendu.
Je suis dans la soupe jusqu’au cou… le plus souvent, j’essaie de le prendre comme de la littérature, mais c’est difficilement possible…
Il n’a pas eu le prix Goncourt, certes, mais son impact fut immense dans ces années d’après-guerre où les poilus démobilisés étaient des centaines de milliers, où l’on construisait des monuments aux morts dans toutes les communes de France, des ossuaires sur les champs de bataille, de grands cimetières. Les Croix de bois est un hymne à la camaraderie, aux petits, aux sans-grades. Je trouve au contraire que sa tonalité est plutôt pacifiste.
Oh bien sûr, je ne pense pas que ce soit un roman belliciste, je dis juste qu’il ne revendique pas, bien moins que certains beaucoup plus engagé dans un sens ou dans l’autre (enfin les romans bellicistes de l’époque ont aujourd’hui disparu de la circulation…). Merci pour ce commentaire et bienvenue.
Mais c’est pas le texte qui a inspiré Lemaitre pour Au-revoir là-haut ? Il me semble avoir lu un entretien dans lequel il disait ça !
Je l’ai entendu citer pas mal de référence. Les Croix de bois est cité par à peu près tous les auteurs qui aujourd’hui écrivent sur la Première Guerre mondiale, et ce n’est que justice.
Lemaitre fait surtout référence à un autre roman de Dorgelès, Le réveil des morts (1932), qu’il cite dans l’épilogue d’Au revoir là-haut.
Ah oui, c’est vrai !