Jan Karski, sous-titré « roman », tient de la biographie et de la fiction. Il mêle Histoire et histoire, matières premières du roman historique. Ce qui distingue Jan Karski parmi ce genre si apprécié c’est que la démarche de Yannick Haenel est tout à fait originale et que certains témoins encore vivants la contestent au point de susciter de vives polémiques.
En 1942, alors qu’il est agent de la résistance polonaise, Jan Karski entre dans le ghetto de Varsovie. Deux hommes l’enjoignent de dire au monde ce qui s’y passe : l’extermination des Juifs d’Europe. Jan Karski a pour mission de mobiliser les Alliés pour que le sauvetage du peuple juif soit une priorité au même titre que la victoire sur l’Allemagne. Il ne sera pas entendu.
Dans une note liminaire, Yannick Haenel annonce clairement le contenu de son roman : la première partie décrit les quelques minutes que Claude Lanzmann a consacrées à Jan Karski dans Shoah. Haenel cite ses paroles, décrit minutieusement ce que le spectateur voit à l’écran et interprète l’attitude du témoin, ce que ses gestes et ses mots trahissent de son état d’esprit.
Dans une deuxième partie, Yannick Haenel paraphrase le livre que Jan Karski a publié en 1944, Mon témoignage devant le monde (Point de mire, 2004). Il en résume le contenu c’est-à-dire la vie et l’engagement de ce Polonais catholique durant la Seconde Guerre mondiale : comment il fut mobilisé dès fin août 1939, comment il est fait prisonnier par les Soviétiques, enfermé puis échangé, à nouveau enfermé par les Allemands, comment il s’évade, rentre dans Varsovie détruite et rejoint la résistance. Malgré plusieurs arrestations et des séances de torture par la Gestapo, il survit, menant une vie rocambolesque et périlleuse. Il devient « le courrier de l’Etat secret polonais » et doit se rendre à Paris, Angers, Londres auprès du gouvernement en exil. Jusqu’à ce jour d’automne 1942 où il entre dans le ghetto de Varsovie. Symboliquement, il n’en sortira plus.
C’est la troisième partie qui a engendré bien des polémiques. Quittant les sentiers bien balisés du témoignage, Yannick Haenel choisit de donner la parole à Jan Karski. Il imagine, voilà le crime, ce qu’a été la vie de cet homme héroïque après l’échec de sa mission. Surtout, scène qui a focalisé les querelles, il décrit l’entretien entre Karski et Roosevelt, dont on sait qu’il n’est rien sorti en faveur des Juifs. Yannick Haenel imagine un Roosevelt ballonné après son repas, baillant et reluquant les jambes de sa secrétaire : sacrilège, crie-t-on, on ne touche pas au mythe !
Quelques historiens ont contesté la vision que Yannick Haenel donne des faits, mais c’est surtout Claude Lanzmann qui a trainé ce livre plus bas que terre et affublé son auteur de tous les noms d’oiseaux, même les pires. A l’évidence, pour Claude Lanzmann, il n’est pas possible d’avoir une vision des faits différente de la sienne. Il n’était pas plus à Washington que Yannick Haenel ce jour-là, mais il sait que les choses ne se sont pas passées ainsi. Et surtout, il ne tolère pas qu’on écrive quoi que ce soit qui diverge de son interprétation. Malgré tout le respect que la vie et l’œuvre de Claude Lanzmann inspirent à tout un chacun, il fait à l’évidence preuve d’une autorité déplacée.
Je n’ai pas lu le livre de Jan Karski, je ne connaissais pas son parcours, la deuxième partie du roman m’a donc intéressée, même si elle n’est que le résumé d’une autre œuvre. C’est bien sûr la troisième qui est la plus intéressante car elle décrit, en un flot de colère ininterrompu, la douleur de Karski devant l’échec de sa mission. Il a toute sa vie été obsédé par ce message, par sa visite ensuite d’un camp de concentration, par la mort violente de milliers de personnes. Il n’en a pas pourtant endossé la responsabilité car pour lui clairement, les Alliés n’ont jamais voulu sauver les Juifs d’Europe.
Car les hommes n’agissent que selon leur intérêt ; et précisément il n’était dans l’intérêt de personne de sauver les Juifs d’Europe, si bien que personne ne les a sauvés. Pire : le consensus anglo-américain masquait un intérêt commun contre les Juifs. J’ai compris cela bien plus tard, car les vérités honteuses sont toujours à retardement. Ni les Anglais ni les Américains ne voulaient venir en aide aux Juifs d’Europe, parce qu’ils craignaient d’être obligés de les accueillir.
Pour le Jan Karski de Yannick Haenel dès lors, il n’est plus possible de parler de crime contre l’humanité mais de crime par l’humanité : l’humanité tout entière est responsable de ce massacre, elle y a perdu le droit à l’honneur d’être humain.
Yannick Haenel a de très belles pages sur ce que c’est qu’être polonais pendant et après la Seconde Guerre mondiale, depuis qu’un « trio de charognards » s’est partagé le monde à Yalta : « être polonais […], c’est être dissident – c’est vivre à chaque instant sa propre solitude comme destin ». Et aux yeux du monde, être polonais c’est être bourreau. Pour le Jan Karski en colère qu’invente Yannick Haenel, le monde identifie le Polonais à cet homme qui dans Shoah regarde passer les convois sans broncher. La Pologne est le lieu de la mort, « il n’est plus possible de vivre en Pologne, parce que l’horreur de l’extermination rejaillit sur elle ». Le polonais est antisémite aux yeux du monde, il n’y aura jamais assez de Jan Karski pour le démentir.
Yannick Haenel met donc en oeuvre un Jan Karski habité par la colère jusqu’à la fin de sa vie, un Jan Karski qui n’a certainement pas été celui-là mais un Yan Karski possible, grand, un homme qui pose des questions, donne à réfléchir. Et parce qu’en utilisant au mieux Histoire et fiction, il permet à tout un chacun de se poser ces questions essentielles, le romancier a tous les droits, même de s’approprier une mémoire qui n’est pas la sienne.
Jan Karski
Yannick Haenel
Gallimard (L’Infini), 2009
ISBN : 978-2-07-0123117-7 – 186 pages – 16.50 €
un livre qui m’ a marquée !
Inoubliable à mon avis…
Je l’ai lu… mais je n’en avais rien retenu ! Je me souviens de la polémique, quand même.
Mince, il me semblait pourtant que c’était un roman historique vraiment original et marquant…
Mais c’est ça l’humanité ! Ne pas écouter les hommes qui témoignent de massacres et quand ça arrive aux oreilles du monde, les gens s’en offusquent. Alors que le monde continue de fonctionner comme ça. Qu’est-ce que le massacre ou la mort de milliers d’hommes face aux intérêts économiques ou la paix de certains ? Sinon, il y a longtemps qu’on aurait résolu la faim dans le monde ou l’esclavage moderne ou encore la mort à petit feu de la planète dans l’indifférence généralisée.
Je reconnais bien là ton indignation, Manu. Ce livre c’est ça : le silence des puissants parce que l’action ne peut rien leur rapporter. Il n’est jamais question d’êtres humains, à croire que quand on devient gouvernant, on n’appartient plus à l’espèce…
j ai été très intéressée par ce livre , mais je me souviens que je n’avais pas été conquise par la partie romancée.
Mais je me souviens bien du propos , hélas, oui les alliés savaient (les dirigeants en tout cas) et n’ont rien fait
Luocine
Tout m’a plu dans ce livre, bien qu’il n’y ait pas de « prouesses » littéraires… c’est la démarche qui me convainc le plus, je crois…
J’ai aussi été très impressionnée par la lecture de ce roman. Et je rejoins le commentaire de Manu, nous persévérons dans l’inhumanité.
Sur le même sujet il y a aussi :
.
Pilecki, officier polonais, se fait arrêter volontairement dans le but d’être envoyé à Auschwitz pour y récolter des informations et organiser la résistance. Lui non plus ne réussit pas à convaincre les alliés d’aider les prisonniers.
Je n’ai pas lu ce livre, après Karski c’est trop lourd.
Merci de ce conseil, je ne connais pas du tout ce livre, il a l’air très intéressant.
C’est un vrai roman coup de poing, de ceux qui nous laisse chaos bien longtemps après les avoir refermé !
Toute la polémique autour de ce roman est d’ailleurs très intéressante.
Oh oui, cette polémique donne à réfléchir sur la nature du roman historique, sur ce que fait et peut faire la fiction… très intéressant en effet.
Bonjour Sandrine, j’avais écrit tout le bien que je pensais de ce roman http://dasola.canalblog.com/archives/2009/12/09/16049549.html le 09/12/09. Je n’avais pas compris la polémique mais à partir du moment où l’on évoque la shoah ou autres sujets sensibles, des voix s’élèvent. Bonne journée.
oui, la grande question restant : est-ce que la fiction peut s’emparer de n’importe quel sujet ? Si non, pourquoi ?
Un livre dont je garde un bon souvenir, au-delà de la polémique.
Je crois que je ne l’oublierai pas non plus.
Oh, ça a l’air beaucoup mieux que les renards pales. Je ne vais donc pas éliminer ce titre de ma LAL, juste me donner un peu de temps !
Je te le conseille vraiment vivement.
Je ne l’ai pas lu celui-là. Est-ce que tu as lu celui de la rentrée littéraire, Les Renards pâles ?
Non, je ne l’ai pas lu. J’ai entendu Yannick Haenel deux fois à la radio parler de ce livre et il ne m’a pas donné envie.