Dès le titre, Nicolas Mathieu ancre son deuxième roman dans le déterminisme social : leurs enfants après eux, et encore après eux. Pas moyen de se sortir d’Heillange, pas moyen de faire autrement que les parents. Pourtant, Anthony, Hacine et Steph rêvent d’autres choses, comme Hélène et Patrick avant eux. Plein d’envie, de rage, d’espoir, plein d’ailleurs. Mais les années passent et ils sont toujours là, à Heillange, quelque part dans le nord de la France post-industrielle.
Le lecteur rencontre Anthony pour la première fois alors qu’il a quatorze ans à l’été 1992. Chaleur et ennui remplissent ses journées. Ses parents l’empêchent de faire ce qu’il veut alors la moto de son père, il la prend quand même pour se rendre à une soirée, enfin quelque chose qui sort de l’ordinaire… Il y aura à boire, à fumer et à mâter. C’est qu’à Heillange, on fume et on boit très jeune, histoire de prendre tout de suite le pli. La mob du père disparait, volée par un certain Hacine, le rebeu du coin, du genre qu’il ne faut pas chercher. Il vit dans la ZUP, c’est socialement juste en-dessous d’Anthony et ses parents qui eux ont le pavillon. Le vol de la mob dépasse l’anecdote : il signe la débandade de la cohésion familiale que le lecteur suit jusqu’en 1998, année de Coupe du Monde, et quelle année…
Le pitch n’est pas riant : le fond de la classe moyenne, la France sinistrée, les rêves piétinés, toujours la même médiocrité à la fois sociale et intellectuelle. Des beaufs c’est certain, il y en a plein les rues d’Heillange, plein nos rues aussi, mais ils ne hantent pas souvent notre littérature. Et Nicolas Mathieu fait en sorte qu’on ne soit plus les spectateurs de cette France-là. Il nous fait comprendre pourquoi Anthony boira lui aussi, pourquoi il enchaînera les petits boulots, pourquoi il accumulera les dettes pour vivre comme les autres, avec les autres cette fichue Coupe du Monde 98. Et pourquoi il n’aura pas Steph au final et se contentera de la fantasmer et de l’avoir tripotée de très près. Aucun rêve accessible, aucun.
Et comme son père, il se rendra compte un jour que sa vie est un grand vide, plus ou moins comblé par l’alcool.
Patrick se réveillait d’un sommeil de vingt années, pendant lequel il s’était rêvé des amitiés, des centres d’intérêt, des opinions politiques, toute une vie sociale, un sentiment de soi et de son autorité, des certitudes sur tout un tas de trucs, et puis des haines finalement. Or, il était juste bourré les trois quarts du temps. A jeun, plus rien ne tenait. Il fallait redécouvrir l’ensemble, la vie entière. Sur le coup, la précision des traits brûlait le regard, et cette lourdeur, la pâte humaine, cette boue des gens qui vous emportait par le fond, vous remplissait la bouche, cette noyade des rapports. C’était ça la difficulté principale, survivre à cette vérité des autres.
Au delà d’une génération, c’est bien toute une population qui rêve de posséder. Le mariage, la voiture, la maison et tout ce qui va dedans. Toujours plus grand, plus cher. Alors il faut de l’argent, alors il faut travailler et travailler encore pour un salaire de misère et sans aller à l’école bien longtemps parce que l’école n’est pas faite pour eux. Ou eux pas faits pour l’école. Et ils se retrouvent comme des cons à cinquante ans, à compter encore, la taille du téléviseur, les jours de solitude, ce qui reste à payer. Et leurs enfants après eux…
Ancré dans un cadre spatio-temporel précis, Leurs enfants après eux parle pourtant à tous. Ces personnages, on les a tous déjà croisés, on a entendu ces voix que Nicolas Mathieu restitue avec naturel via un discours indirect libre qui se mêle à des descriptions très sobres. Les mots sont justes, parfois crus, l’évidente misère intellectuelle et économique ne s’étale pas, elle n’est pas montrée du doigt, même les scènes de sexe sont réussies. Ces personnages littérairement dangereux car facilement stéréotypés (adolescents désœuvrés, couples en rupture, amitiés masculines…) sont émouvants. Nicolas Mathieu n’en fait pas trop et ne donne pas de leçons à son lecteur.
Justesse, dignité et émotion résument bien ce roman, malgré son amertume, malgré le vaste constat d’échec et de gâchis. Il devient possible de comprendre plutôt que de stigmatiser à coups de prêt-à-penser. C’est fou ce que peut faire la littérature…
Pour ce roman Nicolas Mathieu a obtenu le prix Goncourt 2018
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Leurs enfants après eux
Nicolas Mathieu
Actes Sud, 2018
ISBN : 978-2-330-10871-7 – 425 pages – 21,80 €
Bravo pour ce beau billet ! J’aurais été désappointée si tu n’avais pas aimé ce roman où l’auteur, comme tu le soulignes, n’en fait pas trop. C’est là où il est très réussi, à mon avis.
Oui, cette sobriété est clairement un atout pour moi aussi. Mais peut-être que pour certains, cela provoque-t-il une certaine froideur.
Je ne suis pas tentée par ce roman et ce, depuis le début. Peut-être parce qu’on l’a trop présenté, tout de suite, comme « le » roman de la rentrée. Je verrai plus tard.
Ton commentaire souligne un fait évident : j’écoute (et surtout je lis) de moins en moins d’émission littéraires. Finalement, un peu suffit à laisser monter l’envie, pas de saturation.
Il me tarde de le lire. Et pourtant, j’hésitais grandement.
Bonsoir Sandrine, j’ai déjà « Aux animaux la guerre » dans ma PAL. Pour celui-ci, j’attends. Bonne soirée.
Ah, j’avais entendu parler de la série, mais je ne savais pas que c’était une adaptation, et de Nicolas Mathieu en plus !
Leurs enfants après eux ne me tentait pas plus que ça, mais j’en entends finalement beaucoup de bien, et je vais sûrement me laisser tenter
J’attendais ton avis… Bon, effet Goncourt, très emprunté en bibli, je patiente, j’ai des provisions tu t’en doutes.
J’ai réservé ce roman à la bibliothèque la veille de la remise du prix Goncourt, un vrai coup de chance 😉
Tu en parles très très bien. Personnellement, si j’ai trouvé ce roman intéressant, je suis néanmoins restée un peu en marge. Manque d’empathie avec les personnage, récit un peu froid et distant à mon goût. Mais c’était bien sûr voulu par l’auteur…
Oui, les personnages ne sont pas très chaleureux mais, sans vouloir caricaturer, c’est peut-être un reflet des personnalités de ces gens-là, gens du Nord. En tout cas moi, j’ai été séduite par ces personnages, y compris leur retenue.
Excellente critique ! que je partage entièrement.
Beau billet, moi aussi je l’ai beaucoup aimé, parce que c’est un livre qui me parle, qui parle de là où je viens, de là où j’ai grandi et de la vie que j’aurais pu vivre… heureusement pour leurs enfants après eux, une autre issue est possible 😉
j’ai adoré moi aussi même si j’ai mis un peu de temps à me laisser embarquer. J’avais moi aussi 20 ans en 98…
J’avais beaucoup aimé ce roman !
Il est dans ma PAL ! Sur ce type de sujet très ancré socialement, j’ai récemment beaucoup aimé « Désintégration », d’Emmanuelle Richard.
Un très bon livre, ancré dans le social, des portraits magnifiques, un contexte bien décrit. Son livre précédent est aussi à découvrir, « Aux animaux, la guerre » qui est dans la même veine. C’est l’intérêt des prix littéraires; nous permettent de découvrir des auteurs.