Sourde colère de Stan Grant

Sourde colère de Stan Grant

Parce qu’ils habitent un pays qu’on fantasme beaucoup, qu’on l’aime ou qu’on le déteste, les conditions de vie des Amérindiens nous sont aujourd’hui bien connues. Elles riment avec spoliations, racisme, misère, alcoolisme, fruits amers de la colonisation. Elles font tache dans le paysage et ensanglantent le rêve américain. Il en est de même pour le rêve australien, fondé sur le racisme à l’encontre des peuples autochtones, présents sur l’île depuis 60 000 ans.

Mêmes maux mêmes malaises en Australie, bien moins connue. Quand les premiers colons sont arrivés, essentiellement des bagnards britanniques, ils ont considéré que le pays était inhabité. C’était en 1787, ce qui est très récent. Ce concept de « terra nullius » leur a donné tous les droits. Il était pour eux bien plus simple de considérer que les Aborigènes n’avaient aucun droit, mieux encore, qu’ils n’existaient pas. A partir de là se construit un mensonge historique :

… aucun sang n’avait entaché le sol de la patrie. On nous servait une histoire de paix et de bravoure, la glorieuse conquête d’un continent immense. L’irrépressible avancée vers l’intérieur des terres, le pays qui s’ouvrait devant de fiers explorateurs. Ces terres étaient désertes ; elles avaient été domestiquées, on se les était appropriées.

Mais les indigènes ont été empoisonnés, pourchassés, affamés, privés de leurs terres ancestrales, on leur a arraché leurs enfants. On pourrait croire que la modernité, le XXe siècle ont amélioré la situation mais il n’en est rien : dans les années 70 encore, les Aborigènes n’ont pas le droit de vote, ils ne sont pas citoyens australiens, ils ne sont rien. Au mieux, des Blancs en devenir…

Les Aborigènes sont aujourd’hui encore victimes d’un racisme qui ne se cache même pas, comme en témoigne l’affaire Adam Goodes, footballeur indigène, sacré « Australien de l’année » en 2014 mais hué dans les stades australiens car activiste.

Déroutés, les gouvernements s’efforçaient de nous placer sur une trajectoire censée nous transformer, à terme, en Blancs. Ils ne voyaient pas, ce faisant, que nous étions des êtres humains. Nous maintenions notre culture en vie, et notre communauté unie.

Bien qu’aujourd’hui les Aborigènes ne représentent que 3 % de la population australienne, leur culture fait leur force et leur identité. Elle leur permet de rester vivants et de refuser l’assimilation voulue par les gouvernements.

Stan Grant était un inconnu pour moi mais c’est un journaliste célèbre, rédacteur en chef international de Sky News Australie, il a été présentateur de la chaîne américaine CNN. Il est aborigène. D’aucuns affirmeront donc qu’il est possible d’être aborigène et de réussir. Sauf qu’il a eu de la chance et que beaucoup d’autres malgré leurs mérites et leur courage n’ont pas échappé à la misère. Et surtout, à la honte :

Être aborigène, c’est avoir honte. Honte de notre misère. Honte des vêtements d’occasion trahis par leur odeur de naphtaline et l’étiquette sous le col portant le nom d’un autre.
Honte de voir ma mère et ma grand-mère être forcées de se rendre dans les centres de l’Armée du salut ou de la Smith Family pour quémander des bons alimentaires. Honte des oignons et de la viande hachée auxquels se réduisaient trop souvent nos repas.
Nous avions honte de cette culture abâtardie, en ruine, à laquelle nous nous raccrochions.

Stan Grant a choisi de « d’imprégner sa propre réussite d’une dose d’indignation et de rectitude morale et d’exiger que ce pays ne se détourne pas de ses responsabilités et de son histoire ». Il raconte son parcours dans Sourde colère ainsi que ceux de ses ancêtres, dont certains étaient blancs et même blonds aux yeux bleus. Il dit à ses concitoyens « la douleur d’avoir été un enfant aborigène en Australie ». Ce faisant, c’est l’histoire de tout un peuple qu’il retrace. Et c’est bien simple : chaque ligne provoque l’indignation. Les injustices criantes dont sont victimes les Aborigènes sont choquantes mais si les Australiens blancs ne se scandalisent pas c’est parce qu’ils les ignorent. Le « problème aborigène » ne les concerne pas car « six Australiens sur dix n’ont jamais rencontré leurs concitoyens aborigènes ».

Comme exposé en introduction de ce billet, j’ai rapproché le sort des Aborigènes de celui des Amérindiens. Stan Grant lui le compare à celui des Noirs américains : même couleur de peau, celle du malheur, même sort. Ses références sont Ta-Nehisi Coates et James Baldwin. Les Aborigènes sont des Noirs et ils subissent la même discrimination que les Noirs américains :

Nous étions jugés indésirables dans les piscines, les pubs, confinés dans des sections délimitées par des cordes dans les cinémas, où nous devions pourtant nous lever pour l’hymne national.

Leurs conditions socio-économiques sont très semblables :

…l’espérance de vie la plus faible, le taux de mortalité infantile le plus élevé, le plus fort taux d’emprisonnement, de chômage, la situation la plus dégradée en matière de santé, de logement et d’éducation.

Et pourtant, ce qui saute aux yeux, c’est l’amour de Stan Grant pour son pays. Rien à voir avec du patriotisme, il s’agit de la terre, celle des ancêtres, celle de l’Histoire.

J’ai lu ce texte grâce à Ingannmic qui nous propose de lire autour des minorités ethniques : merci à elle ! Ce livre peut voyager.

 

Sourde colère. Un Aborigène indigné

Stan Grant traduit de l’anglais (australien) par David Fauquemberg
Au Vent des Iles, 2020
ISBN : 978-2-36734-215-3 – 226 pages – 19 €

Talking to My Country, 2016

 

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13 Comments

  1. J’éprouve à nouveau toute la tristesse et le sentiment de révolte qu’a provoqués la lecture de ce titre en découvrant ton billet. Je m’étais aussi posée la question de savoir quelle serait aujourd’hui le pourcentage d’aborigènes dans la population australienne s’ils n’avaient pas été victimes de ces persécutions… et oui, le fait que 6 australiens sur 10 n’aient jamais rencontré d’aborigène, c’est incroyable ! Dans « L’appel au cacatoès noir », qui traite du même sujet, l’auteur explique que jusqu’à ce qu’il s’intéresse, alors quadragénaire, aux autochtones d’Australie, il n’en avait vu que dans la série « Skippy » , où ils étaient par ailleurs représentés selon des clichés complètement rétrogrades et humiliants…

    1. Merci beaucoup de m’avoir permis de faire cette lecture très enrichissante. C’est par ailleurs une excellente idée de mettre en lumière ces minorités qui ont tant à nous apprendre.

  2. je n’avais pas lu ton billet mais j’ai lu celui de Luocine, même colère que toi et même avis
    je viens de le recevoir
    Est ce que tu as vu le film fait sur le sujet des enfants aborigènes enlevés à leurs familles : les chemins de la liberté je te le recommande je l’ai vu à sa sortie il y a 20 ans et je n’ai jamais oublié tellement le coup pris fut fort, lancinant, de celui qui nous met la honte à jamais

    1. Non, je ne l’ai pas vu. Je vais voir si je peux le trouver, même si à te lire je sais que ça va être dur. Mais le sujet est important. Ça me fait penser aux Amérindiens du Canada placés dans ces pensionnats terribles

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