Retrouver Estelle Moufflarge de Bastien François

Retrouver Estelle Moufflarge de Bastien François

Bastien François a un jour rencontré Estelle Moufflarge, morte 70 ans plus tôt. Il ne sait alors rien d’elle, juste qu’elle a habité sa rue, la rue Caulaincourt dans le 18e arrondissement de Paris. Puis qu’elle est passée par Drancy avant de mourir à Auschwitz en octobre 1943, la veille de ses seize ans. Bastien François décide alors de retrouver Estelle Moufflarge, ce qui signifie lui redonner vie, lui redonner une place dans l’histoire, une trace, épaisse comme les pages d’un livre.

Bastien François ne parvient pas à retracer l’épaisseur de cette vie toute simple, justement parce qu’elle est comme les autres, une vie d’enfant puis d’adolescente insouciante. Ce sont la guerre et l’Occupation qui vont laisser des traces dans les archives et permettre à son biographe d’esquisser son portrait.

Ce portrait m’a passionnée, émue, touchée de la première à la dernière ligne. Bastien François ne dit pas combien de temps il a passé dans ces recherches, combien d’années de sa vie il a consacré à Estelle, pour ne rien trouver sur elle ou pas grand-chose. Et pourtant, son récit compte 420 pages. L’entreprise historique m’a immédiatement séduite. Dès les premières lignes, l’auteur se place sous le patronage du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, un livre qui a beaucoup compté pour moi. Grâce à la lecture de l’ouvrage d’Alain Corbin, j’ai entamé à plus de trente ans des études d’histoire pour mieux comprendre et travailler sur une famille qui ne m’était rien.

Quand je lis la rigueur du travail de Bastien François, je suis admirative. Il fait revivre Estelle, sa famille, son quartier, sa vie sous l’Occupation à travers de multiples détails qu’il collecte avec précision en ratissant très large. Il est question bien sûr des membres de la famille d’Estelle avec un degré de précision incroyable. Il est par exemple question d’Estelle entrant en 6e le 1er octobre 1940 au lycée Jules-Ferry. Dès lors, Bastien François explique le système scolaire à l’époque (à plusieurs vitesses selon qu’on est riche ou pauvre), l’histoire de l’établissement, et fait le portrait de la directrice qui prononce le discours de rentrée (qu’Estelle a entendu). On apprend qui elle est, qui sont ses parents, qu’elle fut sa carrière avant Jules-Ferry, comment elle a répondu aux demandes du gouvernement de Vichy. Il ne peut pas décrire la scolarité d’Estelle car il n’a pas les documents nécessaires mais s’emploie à tenter de retracer le quotidien des jeunes élèves juives de l’établissement. Voici ce qu’on lit dans une discrète note de bas de page (elles sont aussi intéressantes que le texte lui-même!) :

Pour la description du destin des élèves juives de Jules-Ferry (et de leur famille), j’ai utilisé principalement les livres de classe ainsi que les registres d’entrées et de sorties du lycée sur la période 1937-1945, les « fichiers juifs » de la préfecture de police ainsi que les fichiers des camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, la base de données sur les victimes du Mémorial de la Shoah, les feuilles de témoignages déposées à Yad Vashem et parfois les dossiers de spoliation des biens juifs…

C’est dans les notes de bas de pages qu’on entrevoit l’ampleur du travail de Bastien François. Toutes les informations sont sourcées y compris les documents dans les dépôts d’archives. Ces documents historiques sont des jalons que l’auteur replace dans un contexte plus large que ses lectures d’ouvrages d’histoire et de sciences sociales dessinent. Il ne veut rien inventer. Un choix quasi aux antipodes de Modiano et de sa Dora Bruder à laquelle on pense forcément en lisant cet ouvrage. Dora Bruder, Estelle Moufflarge : deux jeunes filles arrachées à l’oubli.

Pour Bastien François, c’est au prix d’un travail qui prend toujours plus d’ampleur. Il brosse le portrait de l’oncle boucher qui recueille Estelle devenue orpheline. Il connaît l’inventaire des outils de la boucherie de l’oncle Leib mais à quoi cela sert-il ?

Je comprends alors qu’il m’est impossible d’appréhender véritablement le dossier d’aryanisation de la boucherie de Leib – et plus largement sa situation économique – sans avoir des points de comparaison. J’élargis donc ma recherche à tous les dossiers dont Guitton a la charge, soit 16 boucheries entre le 18e et le 11e arrondissement.

Car des données à elles seules ne servent à rien : il faut les remettre dans un contexte pour les comparer et les comprendre. Ce que Bastien François fait pour la boucherie et la directrice, il le fait pour tous les éléments de la vie d’Estelle : c’est colossal. Mais essentiel pour permettre aux lecteurs d’envisager la vie de juifs parisiens pauvres, voire même miséreux. Estelle est née à Saint-Ouen dans un quartier très populaire et pour ma part, j’avais peu lu sur le sort de cette catégorie sociale pendant l’Occupation. Les données économiques sont très intéressantes et donnent à voir l’ampleur des spoliations et de l’antisémitisme des années 30.

Ce qu’on voit peut-être moins, c’est l’attitude des autres. Bien sûr Estelle est morte. Elle fait partie des 25% de juifs en France qui sont morts pendant la Shoah et pas des 75% qui ont survécu. Elle n’a donc pas rencontré la personne qui aurait pu la sauver, ou un réseau. Mais pour vivre jusqu’en octobre 1943 à Paris, elle a dû bénéficier d’aide, mais on ne le voit pas.

Au final, les contours du portrait d’Estelle Moufflarge sont nets. Son visage aussi puisqu’une photo figure sur le bandeau du livre. Mais sa personnalité n’est qu’esquissée grâce à quelques lettres écrites alors qu’elle était heureuse, en vacances, loin de Paris et d’imaginer que quelques semaines plus tard elle serait arrêtée, conduite à Drancy puis vers Auschwitz avant d’avoir 16 ans. Estelle Moufflarge reste un mystère, mais le portrait qu’en fait Bastien François est le plus ressemblant possible. Ce n’est sans doute pas assez pour l’historien, mais c’est vraiment beaucoup au regard de ce qui a disparu.

Il n’est certainement pas trop fort de dire que cette jeune fille a hanté Bastien François et qu’il a tout fait pour lui rendre hommage. Malgré la paperasserie nécessairement convoquée pour la retrouver, l’émotion est présente.

En levant les yeux, je peux apercevoir les sommets de la montagne, en face de moi, sur la rive droite de l’Arc. Cela au moins je peux le voir comme Estelle l’a vu. Alors je prends des dizaines de photos des cimes, pestant contre la canopée qui m’en cache le plus souvent la vue. Des photos qui n’ont pas d’autres sens que d’essayer de fixer les images qu’Estelle a pu avoir en tête. Assis sur un rocher moussu, je regarde à mes pieds un bébé chêne d’une vingtaine de centimètres dont le tronc minuscule s’incline à 45 degrés pour cherche la lumière. Tous les arbres autour de moi sont trop jeunes pour avoir connu Estelle.

Retrouver Estelle Moufflarge n’est pas un monument de papier. C’est un livre admirable par sa rigueur, passionnant par son sujet et d’une grande émotion.

 

Retrouver Estelle Moufflarge

Bastien François
Gallimard, 2024
ISBN : 978-2-07-304063-3 – 427 pages – 22,50 €

 

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29 Comments

  1. L’auteur a l’air d’avoir fait un travail titanesque pour retracer la vie et le portrait d’Estelle Moufflarge. Un engagement qui doit être touchant de découvrir au fil des pages. Rien qu’en te lisant, on commence à imaginer la vie de cette jeune fille et son sort n’en devient que plus insupportable.

  2. Un témoignage qui doit être très émouvant. L’auteur que je ne connaissais pas a l’air d’avoir fait de très minutieuses recherches et je trouve déjà cela admirable. L’histoire tragique de cette jeune femme ne peut en effet que nous toucher… Merci de nous parler de ce livre dont je n’avais lu jusqu’à présent aucune critique, je viens de voir qu’il vient juste de sortir en début d’année. Je le note

  3. J’ai vu une critique dans la presse et j’ai pensé que la démarche était vraiment originale. Je vais voir si la bibliothèque l’a repéré elle aussi et les inciter à le commander.

  4. Dès le départ je sais qu’il s’agit du genre de livres que j’aime, l’histoire de personnes rendues vivantes grâce à des recherches et des détails intéressants. L’auteur a l’air d’avoir accompli un travail de titan, bravo à lui! Surtout si l’émotion est au rendez vous…

    (oui, elle a échappé à la rafle du vel d’hiv)

  5. Quel beau billet, merci ! J’ai lu l’article du Monde des livres sur ce livre, je m’en rappelle bien. C’est un travail énorme, sérieux et délicat à la fois. Je pense que je le lirai également.

    On est rendu à un temps où des gens qui ne sont pas du tout de famille juive écrivent sur la Shoah et sur ses victimes minuscules. C’est un tournant passionnant de la mémoire je trouve.

  6. Oui, avant d’arriver au passage de ton billet où tu l’évoques, je pensais bien sûr à Dora Bruder en me disant que si la démarche semblait être la même, le traitement qui en découle diffère en effet complètement.

    Je suis bien sûr très intéressée ! (Et c’est le fameux titre mystérieux que tu évoquais sur je ne sais plus quel blog, je suppose ?)..

    1. Oui, c’est ce livre. Je disais que je l’ai commencé sur liseuse mais ce support ne me convient pas pour les essais et documentaires parce que je prends toujours beaucoup de notes et que ce n’est pas pratique du tout sur liseuse.

  7. Je comprends que cet ouvrage te tienne à cœur. C’est un travail émouvant que de fouiller et reconstruire la vie d’une personne disparue si jeune et dans de telles circonstances. J’admire et j’aime la démarche. Pour moi, l’histoire ce n’est pas que celle des « grands hommes » et des figures connues. Des gens ordinaires (mais peut-être de belles personnes) ont été victimes d’une époque, d’une série d’évènements, d’une guerre… l’histoire de ces personnes, c’est la notre. La recherche historique est une démarche similaire à l’enquête policière. C’est à la fois fastidieux et passionnant.

    1. Je suis tout à fait d’accord avec toi. L’histoire des gens, des petites gens, n’est pas si anciennes. On faisait jadis l’histoire par les grands hommes et les grands événements. Alain Corbin est de ces historiens qui ont donné une inflexion à la recherche historique en se penchant sur des inconnus ou même sur des émotions, des odeurs…

  8. Je ne te cache pas que le titre me laissait dubitatif (pas très accrocheur), mais tu en parles bien et tu donnes très envie de découvrir ce livre et en même temps la jeune Estelle.

  9. C’est admirable qu’il ne se soit pas laissé décourager du peu d’éléments à sa disposition sur Estelle et qu’il ait pu restituer toute la réalité de l’époque dans tous ses petits détails.

  10. Je me suis posé la question s’il fallait romancer l’histoire d’une personne réelle, surtout si on a peu d’éléments, ou s’il fallait justement plutôt faire comme Bastien François. Ton billet montre que la deuxième option n’empêche pas d’écrire un livre passionnant.

    Je suis donc curieuse de le lire (l’historienne en moi va clairement aimer).

    1. Oh oui, c’est certain. Et non en effet, il n’est pas nécessaire de romancer l’histoire d’Estelle. Mais je ne sais pas ce qu’en pensera un lecteur que le sujet intéresse mais pas la recherche historique.

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