Les disparus de Daniel Mendelsohn

Les disparusJe croyais avant d’entamer ce livre avoir affaire à un roman. Or, ce livre a tout du documentaire, si ce n’est l’écriture de Daniel Mendelsohn qui l’apparente directement à une œuvre littéraire majeure.

Il s’agit ici pour ce journaliste de revenir sur l’histoire de sa famille, sur six de ses membres en particulier, six parmi les six millions de Juifs qui ont péri en Europe durant la Seconde Guerre mondiale.

Depuis qu’il est tout petit, Daniel Mendelsohn a entendu ses parents (au sens large), raconter des histoires de famille. Celui qui retenait toute son attention, c’était son grand-père, le père de sa mère, que le petit Daniel admirait. Tous ces hommes et ces femmes ne devaient leurs existences qu’à la perspicacité de leurs ancêtres qui avaient fui l’Europe pour les États-Unis avant que cela ne devienne impossible. Ils ont quitté une région de l’ancien empire austro-hongrois tour à tour polonaise, russe, allemande, en particulier une ville nommée Bolechow, aujourd’hui en Ukraine. Un seul est resté Shmiel Jager, frère de son grand-père dont ce dernier n’a jamais parlé. Tout ce qu’enfant Daniel Mendelsohn savait de Shmiel, était qu’il s’était marié, avait eu quatre filles et que tous avaient péri de la main des nazis.

Adolescent, Daniel Mendelsohn a trouvé des lettres (celles de Shmiel adressait à sa famille émigrée en Amérique pour lui demander de l’argent et de l’aide pour sortir du pays) et commencé des recherches généalogiques sur sa famille, interrogeant les gens proches, puis les archives et les livres d’histoire. Mais la branche de Shmiel restait comme une zone d’ombre, comme un vide, sans rien même pas une date.

Je comparais et j’opposais ces colonnes, lorsque j’étais bien plus jeune et, même alors, je me demandais quel genre de présent on pouvait avoir sans connaître les histoires de son passé.

Arrivé à la quarantaine, ce vide est devenu si imposant que Daniel Mendelsohn a dû partir à la rencontre de ces inconnus, de ces disparus, de ces gens dont il ne parvenait pas à dessiner les contours malgré la documentation accumulée sur la Shoah. Quand il part pour son premier voyage, il va chercher des faits, des dates, des noms : que sont-ils devenus, où sont-ils morts, quand ? Mais à l’issue de tous ses périples, de ses milliers de kilomètres qui l’ont mené en Ukraine deux fois, en Israël, en Australie, en Suède, au Danemark, il reviendra non pas avec des données aussi concrètes, même s’il en a trouvé, mais avec des esquisses de vie, avec le passé revenu grâce à quelques témoignages qui sont autant de pièces de puzzle, parfois contradictoires. Il se rend compte alors que l’objectif de départ n’était pas le bon, lui qui était parti « à la recherche de la mauvaise histoire, l’histoire de la façon dont ils étaient morts plutôt que de celle dont ils avaient vécu ».

Ce livre raconte donc l’enquête minutieuse menée par ce Juif américain de la troisième génération sur les traces de ses ancêtres à jamais disparus, enfouis anonymement en terre ukrainienne. Ce qu’il leur offre ici, c’est bien plus qu’une tombe ou un nom sur une plaque, c’est une vie, une importance, et même s’ils ont été six sur six millions, ils ont compté pour leurs amis, leur famille, leur voisins. Ils ont été des êtres humains et c’est la place que Daniel Mendelsohn leur redonne.

Et au-delà de sa propre famille, c’est bien sûr aux millions de disparus, morts sans qu’on sache où ni comment, dans l’anonymat, la honte et la souffrance, que l’auteur redonne vie. Un village en 1942, où quatre-vingt-dix-neuf pour cent des Juifs ont été tués, un village prospère, sans histoire, tombé dans la haine, puis dans l’oubli.

La démarche n’est bien sûr pas donnée à tout le monde. Daniel Mendelsohn est un journaliste, un intellectuel, il a les moyens de partir du jour au lendemain en avion de l’autre côté du monde. Il n’est pas monsieur Tout-le-Monde et pourtant, on sent à l’évidence la grande empathie qu’il ressent pour les gens. Il va à la rencontre de gens très âgés, les écoute, les respecte et les interroge avec beaucoup de délicatesse. A l’évidence, sa quête, aussi importante soit-elle, ne passe jamais avant ses interlocuteurs qu’il ne souhaite ni perturber ni provoquer.

Il est aussi méticuleux que modeste, racontant tous les détails de son enquête, sans omettre de mentionner ses erreurs ainsi que les découvertes et conclusions qu’il doit aux autres.

Ce qui donne à son enquête toute son ampleur et la place au-dessus de l’histoire personnelle et familiale, c’est l’intérêt qu’il porte aux textes sacrés. Tout le livre est entrecoupé de réflexions sur la Torah, en particulier sur les épisodes où dieu décide de détruire son peuple, de le châtier : la fin du paradis terrestre, le déluge, Sodome et Gomorrhe. Pourquoi Dieu s’obstine-t-il à détruire, pourquoi s’acharne-t-il, Dieu se trompe-t-il ? Je ne suis pas assez instruite en matière de religion juive pour saisir la portée et la pertinence de certaines réflexions de Mendelsohn, mais certains passages sont troublants car ils s’inscrivent bien au-delà d’une religion, notamment quand il est question des rapports entre frères et de la culpabilité.

Et enfin, si ce livre ne peut être classé dans la catégorie des documentaires ou enquêtes familiales, c’est que Daniel Mendelsohn pratique une langue absolument magnifique. Il a le goût des digressions et des parenthèses, ses phrases sont souvent très longues, s’écoulant au rythme d’une syntaxe que peu savent pratiquer. Cet auteur-là n’a pas fait les ateliers d’écriture et l’on doit un grand merci à son traducteur pour avoir reconstitué une telle mélodie. Cette lecture demande donc une attention soutenue, pour un plaisir de lecture rare. Ce n’est pas que d’un point de vue historique que ce livre pourrait être sous-titré « A la recherche du temps perdu » : la phrase de Mendelsohn a, à l’évidence, une ampleur proustienne naturelle qui jamais ne s’essouffle.

Car, avec le temps, tout disparaît : les vies des peuples désormais éloignés, les vies, auxquelles il peut être agréable de songer aujourd’hui, en définitives disparues et impossibles à connaître d’à peu près tous les Grecs, les Romains, les Ottomans, les Malais, les Goths, les Bengalis, les Soudanais, les peuples d’Ur et de Kusch, les vies des Hittites et des Philistins qui ne seront jamais connues, les vies de peuples plus récents que ceux-là, des esclaves africains et des trafiquants d’esclaves, des Boers et des Belges, ce ceux qui ont été massacrés et de ceux qui sont morts dans leur lit, des comtes polonais et des boutiquiers juifs, les cheveux et les sourcils blonds et les petites dents blanches que quelqu’un a autrefois aimés ou désirés chez tel garçon ou telle fille, tel homme ou telle femme, parmi les cinq millions (ou six ou sept) d’Ukrainiens qui ont été affamés à mort par Staline, et les choses en effet intangibles, au-delà des cheveux et des dents et des fronts, les sourires, les frustrations, les rires, la terreur, les amours, la faim de chacun de ces millions d’Ukrainiens, tout comme les cheveux d’une fille juive ou d’un garçon, d’un homme ou d’une femme que quelqu’un a autrefois aimé, et les dents et les fronts, les sourires et les frustrations, les rires et la terreur de six millions de Juifs tués pendant l’Holocauste sont maintenant perdus ou seront bientôt perdus, parce que aucun livre, quel qu’en soit le nombre, ne pourra jamais les documenter toutes, même si ces livres devaient être écrits, ce qu’ils ne seront pas et ne pourront pas être ; tout cela sera perdu aussi, les jolies jambes et la surdité, et la vigueur de leur démarche en descendant du train avec une pile de livres d’école sous le bras, les rituels secrets des familles et les recettes pour les gâteaux, les ragouts et les golaki, la bonté et la méchanceté, les sauveurs et les traitres, leur sauvetage et leur trahison : presque tout sera perdu, à la fin, aussi sûrement que ce qui faisait l’essentiel de la vie des Egyptiens, des Incas, des Hittites a été perdu. Mais pendant un certain temps, une partie peut être sauvée, si seulement, face à l’immensité de tout ce qu’il y a et de tout ce qu’il y a eu, quelqu’un prend la décision de regarder en arrière, de jeter un dernier coup d’oeil, de chercher un moment parmi les débris du passé pour voir non seulement ce qui a été perdu, mais aussi ce qui peut encore y être trouvé.

Cet homme attentif et érudit a su faire de son obsession une oeuvre d’art, passant d’une interrogation et d’une souffrance personnelles à une création qui interpelle autrui en exprimant une part de l’humaine condition. Sans tragique, sans pathos, uniquement avec des faits et du respect.

 
Les disparus

Daniel Mendelsohn traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina
Flammarion, 2007
ISBN : 978-2-0812-0551-2  – 646 pages – 26 €

The Lost, parution aux Etats-Unis : 2006

64 commentaires sur “Les disparus de Daniel Mendelsohn

  1. Avec le recul, j’ai l’impression que j’ai dévoré ce livre, alors qu’en fait j’y allais doucement, par petites tranches, certains passages sont très difficiles (je ne parle pas des extraits de la bible, mais des sévices subis par les Juifs). Et je connaissais très mal l’histoire de ce que l’on appelle maintenant la shoah par balles, j’ai beaucoup appris. Le tout, comme tu le soulignes dans un style littéraire remarquable. Bref, un grand souvenir de lecture (avant blog).

    1. Moi aussi j’ai mis longtemps, une semaine, car tout est très consistant dans ce livre, l’écriture mais aussi le sujet bien sûr qui donne beaucoup à réfléchir en lisant. C’est dur oui, mais il y a aussi beaucoup de tendresse dans ce livre.

  2. Un livre qui me tente depuis sa sortie, mais il faut être prête pour ce genre de lecture que je ne peux aborder comme un simple roman… Et en effet, la phrase est proustienne !…

    1. Les phrases sont longues et provoquent souvent la réflexion… alors on perd le fil (moi en tout cas), et on recommence. Donc oui, c’est un peu long, mais quel plaisir au final que cette lecture.

  3. Le sujet me tente beaucoup mais les phrases longues me font peur. Comme toi, je risque de perdre le fil et devoir relire ça risque de me fatiguer à la longue. Alors, je ne sais pas. J’hésite. A voir parce que malgré ce bémol il me tente énormément.

  4. Un livre que j’ai dégusté lentement mais encore trop vite !!
    Une véritable enquête, je dirais même un « polar historico-familial » passionnant et émouvant.
    J’ai eu la chance de rencontrer l,auteur lors d’un séjour à Montréal; il est très sympathique et parle un excellent français.
    Ne ratez pas l’occasion si vous pouvez le rencontrer.
    Amitiés

  5. Le contexte m’intéresse ainsi que les réflexions sur la Bible. Si en plus la langue est belle, voici de quoi à confirmer mon choix : c’est un des livres que j’ai repéré hors blogo. Il n’est pas encore sorti en poche ?

    1. Je n’ai pas parlé de son frère (mon billet est déjà bien long) mais il est vrai qu’il tient une place importante dans son enquête mais aussi que leur relation a évolué au cours de ce périple. Il en profite pour sonder la notion de fraternité, j’ai trouvé ça très intéressant.

  6. Impressionnant, certainement un l, au delà grand livre, et une approche assez moderne semble-t-il, au delà de toute polémique ou revanche.
    Très fort de redonner vie, presque réalité à ces personnages, tant il est vrai que les disparus ne sont vraiment morts que le jour où l’on ne pense plus à eux…
    Encore un incontournable qui va allonger une pile déjà imposante, merci pour cette découverte.

    PS Y aurait un lien quelconque avec l’illustre Felix Mendelsohn Bartoldi ?

    1. Il semblerait que non, mais l’auteur précise bien qu’il fait des recherches sur la lignée maternelle. Peut-être que s’il avait poussé la paternelle, il aurait eu des surprises.

  7. Sujet passionnant bien sûr et j’aime la démarche mais j’ai dû relire l’extrait au moins trois fois et j’ai donc peur de décrocher complètement à la lecture du livre. Allez, je reviens après une bonne nuit pour voir si c’est si terrible que ça 😉

  8. je n’ai pas pu arriver au bout de ce livre j’ai abandonné , peut-etre une autre fois j’essayerais de le relire plus posément.

  9. J’hésite depuis sa sortie…
    Je sais que je serai contente de l’avoir lu mais je sais aussi que c’est une lecture « lourde » et dense.
    Mais après avoir lu ton billet, je vais l’ajouter à ma PAL (déjà très conséquente !) d’ici peu sinon je sais que je vais regretter !

  10. Je pense qu’il a déjà été dans ma pile… mais j’ai abandonné de le lire, justement parce que c’était un document et que bon, je n’avais pas vraiment envie de ça. Du coup, c’est vilain mais j’ai limite envie de le racheter, là.

  11. Un livre inclassable effectivement mais qui ne quitte plus la mémoire une fois lu
    très réussi, j’ai tout aimé: la plongée dans l’histoire , l’érudition, la quête des origines
    un bien beau billet pour un livre que je relirai un jour c’est certain

    1. Merci, le lien sur la Shoah par les balles est très intéressant. Le livre contient des scènes terribles, je n’ai pas fini de repenser à la terre qui bouge parce que les cadavres qu’elle recouvre ne sont pas morts. C’est atroce, j’en frémis encore en l’écrivant. Et le pire, c’est que l’auteur explique que les chambres à gaz on été inventées parce que les soldats allemands n’en pouvaient plus de fusiller des femmes et des enfants… les pauvres… ont-ils seulement pensé à désobéir…

  12. Ce livre m’intéresse, oui … Mais je n’ai pas encore trouvé le courage de l’ouvrir.
    Comme tu l’as lu et tu l’évoques, je voulais savoir s’il y avait des descriptions de l’Ukraine ? (Question qui n’a presque rien à voir avec le livre, je te l’accorde. 😉 )

    1. Les Ukrainiens ne sont vraiment pas à la fête dans ce livre. Je cite de mémoire : « les Allemands étaient méchants, les Polonais encore plus, mais les Ukrainiens étaient les pires »… Il explique comment ils ont toujours détesté les Juifs, fait plus ou moins contre mauvaise fortune bon coeur, puis se sont défoulé contre eux dès qu’ils ont pu, volant leurs biens, investissant leurs maisons, dénonçant bien sûr…

  13. Je ne l’ai pas lu,peur du sujet je crois. Ton billet me redonne l’envie de m’y intéresser mais du même auteur, j’ai un docu « si beau, si fragile » à lire. J’y reviendrai après. Merci pour ce beau billet.

  14. J’avais trouvé ce livre et son auteur très humble dans sa manière de ne pas juger, de venir juste nous donner les faits, sans tout à fait prendre partie.
    J’avais trouvé « Les bienveillantes », qui est sorti à peu près au même moment, un peu déplacé et je ne suis jamais arrivée à le finir. Alors que là on sent beaucoup d’amour dans ce texte… J’en ai des frissons rien de d’y repenser !

    1. On a envie de rencontrer cette auteur, de lui parler, on sent son immense empathie pour les gens, sa générosité, sa pudeur et oui, son humilité. Ce livre me marquera, c’est certain.

  15. eh bien, s’il t’a marquée à ce point, ce doit vraiment être beau malgré la dureté des scènes… »Les Bienveillantes », pas pu continuer, un sentiment curieux de gêne.

  16. et « l’étreinte fugitive » ? Tu l’as lu ou dans ta LAL ? Si un jour tu te lances, je le ferais bien en LC avec toi, ce titre m’attire (le titre peut être, je suis sensible aux titres et aux couvertures ! Bouuuh !)
    Sinon, « si beau, si fragile » est un docu-littéraire, des critiques qu’il a faites rassemblées, il parait qu’aux USA, il était d’abord connu comme critique.

  17. Comme tu vois, je suis revenue, je parcours (un peu ) les blogs. je suis heureuse de ton avis sur ce livre (lu avant blog, mais qui m’a laissé une impression excellente). j’ai tout aimé , y compris l’imprécision de la mémoire, la fragilité des souvenirs, qui m’ont parfois perturbée, mais il ne s’agit pas d’un roman. Tu me donnes envie de le relire…

  18. Je l’ai noté depuis un moment mais c’est le côté documentaire qui me fait encore un peu peur ! Pourtant vu ce que tu en dis, cela ne semble vraiment pas un problème … c’est juste moi qui m’en fais une montagne !

  19. je suis d’accord avec toi ce livre est un peur chef d’œuvre
    je viens de découvrir ton blog et je suis séduite, pour le contenu mais aussi la forme très agréable à lire.
    amicalement
    Luocine

  20. Je suis en vacances en ukraine, je pense tout le temps a ce livre q j ai lu il y a 2 ans et m avais tellement marque. Il n y a aucun monument, rien qui puisse rappeller ce qui s est passe ici pendant la 2ème guerre. Je profite de mes vacances mais je pense tout le temps…..

  21. Je n’ai eu ni ta perseverance, ni ta patience ni ta curiosité … Les longueurs et les très nombreuses digressions ont eu raison de ma concentration . J’ai lâcher ce roman bien avant la fin, je commençais à trouver le temps long !! Mais je ne réfute absolement pas l’importance et la beauté de ce roman, juste pas pour moi quand c’est trop lent et trop long sur 900 pages.

    1. Dommage, c’est vraiment une des plus beaux textes que j’ai lus sur la Shoah et sur ces implications aujourd’hui encore dans une famille, au niveau personnel…

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s