Moisson d’or de Jan Tomasz Gross

Moisson d'orMoisson d’or est né d’une photo (en couverture de l’ouvrage) représentant des paysans posant comme des chasseurs autour de leurs trophées. Exposés devant eux dans la poussière : des ossements humains qu’ils viennent de déterrer des fosses et charniers de Treblinka en Pologne. On est probablement en 1946 et le pillage des biens juifs continue.

Jan Tomasz Gross, historien polonais demeurant et enseignant aux États-Unis, est connu pour ses recherches sur le comportement de ses compatriotes envers les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est particulièrement ici question des Polonais sans pour autant ignorer que l’appropriation des biens des Juifs déportés fut une pratique largement partagée dans toute l’Europe occupée.

L’aryanisation des biens juifs (leur confiscation  au profit du IIIe Reich), a commencé avant la guerre avec la confiscation des biens grâce à des lois en Allemagne, Autriche et Tchécoslovaquie. Ainsi les dirigeants nazis s’enrichissent-ils et constituent-ils des trésors dans lesquels ils puisent pour récompenser leurs fidèles. Pendant la guerre, les logements, œuvres d’art et bijoux juifs sont largement distribués. Les bénéficiaires de ces largesses améliorent leur statut social et s’enrichissent.

S’élever dans la société et accéder au confort matériel par ses efforts est difficile et prend du temps. Il est beaucoup plus facile de s’emparer de la richesses amassée par un autre : une solution particulièrement attrayante, si elle peut se faire avec la bénédiction de la loi.

L’élimination des Juifs de la vie économique et sociale rencontre en Pologne une large approbation : ils sont « l’ennemi de l’intérieur« . L’extermination des Juifs d’Europe n’aurait pu se faire sans un large soutien des populations locales qui voyaient ainsi disparaitre la concurrence, et se multiplier les possibilités d’appropriations « légitimes » du fait de l’absence des propriétaires. Héberger des Juifs représentait une activité lucrative, de même que se livrer au marché noir.

Pendant la guerre, les villages situés autour des camps « prospérèrent matériellement à la faveur du commerce entre les gardiens de camp et la population locale – un trafic qui se solda dans la région par une ‘révolution matérielle et économique’. » Les gardiens de Treblinka (d’anciens prisonniers soviétiques) font commerce de ce qu’ils récupèrent avec la population locale qui revend ensuite. On parle dès lors d’une ruée vers l’or, et même d’Eldorado avec ce que cela implique d’alcool et de prostitution : « la région fleurit aussi longtemps qu’exista le camp« .

Ce sont certaines de ces femmes qui se jettent au cou des soldats allemands surveillant les convois remplis de Juifs qui attendent en gare de Treblinka d’entrer dans le camp : elles détournent ainsi leur attention et les villageois peuvent vendre à prix d’or quelques verres d’eau. Il n’est bien sûr jamais question que ces catholiques polonais viennent charitablement en aide à d’autres êtres humains.

Si par simple solidarité humaine, la population locale ne vient pas en aide aux vivants, il n’y a à l’évidence pas à s’étonner du sort qu’elle leur réserve une fois morts.

Et il serait peut-être réconfortant pour tous les autres peuples monde de souligner qu’il s’agit là de Polonais. Malheureusement, les mêmes scènes de pillage des biens juifs se déroulent à l’identique partout où il y a confiscation et déportation. Ainsi par exemple en France en 1943, « anticipant la défaite allemande, diverses associations se formèrent pour protéger les intérêts des Français qui avaient acquis des biens juifs « aryanisés ». » Il se défendent en invoquant la préservation du patrimoine français : c’est toujours ça que les Allemands n’ont pas eu. Autant dire qu’il s’agit là de patriotisme, et non de vol…

C’est pourquoi partout en Europe les rares Juifs de retour des camps « furent fort mal accueillis par leurs anciens voisins déjà confortablement installés dans leurs appartements et emplois« . Dès lors, les Juifs qui reviennent ne sont pas des survivants mais bien des envahisseurs. S’il y a beaucoup moins de Juifs en Pologne après la guerre qu’avant, l’antisémitisme est pourtant beaucoup plus virulent.

C’est en Pologne que la population locale prend le plus majoritairement part aux agressions, traques et tueries à l’encontre des citoyens juifs, que ce soit de façon individuelle ou en faisant part de diverses organisations de police ou forces auxiliaires. Les meurtriers sont des pères de famille catholiques, ayant souvent des fonctions parmi les autorités locales (qu’ils conservèrent après guerre). Ils agissent au grand jour, et même en public. Dès lors ces meurtres, parfois accompagnés de viols et de tortures, font figures de pratiques sociales acceptées.

Un Juif tué par un meurtrier – mais en public, avec l’aval et les encouragements d’une foule de spectateurs – représente un acte collectif, impliquant toutes les personnes présentes, une expérience collective de transgression ultime marquant à jamais la communauté locale où il a eu lieu, d’autant que les gens ont dû vivre ensuite à côté des meurtriers. N’est-ce pas pour cette raison que le souvenir de ces crimes s’est transmis de génération en génération dans les villages polonais ?

Et être trahi, pourchassé, torturé pendant des jours, violée par ceux qui depuis des années voire des générations sont vos voisins, vos camarades de classe, est une mort psychologiquement et physiquement bien plus cruelle que la chambre à gaz.

Qu’ils soient paysans ou notables, les villageois dénoncent ou tuent leurs concitoyens juifs parce qu’ils les pensent riches : ils veulent leurs biens. L’entreprise d’extermination menée par le IIIe Reich légitime des pratiques comme le pillage qui n’apparait plus comme « une activité criminelle ou le fruit de déviances personnelle » dès lors qu’il vise les Juifs. Il permet à chacun de meubler sa maison, de s’habiller à moindre coût voire gratuitement. Si bien que certains on put déclarer : « un jour, on s’est réveillés dans le village, on était tous habillés en juifs ».

Ne pas en profiter, c’est se mettre à l’écart de la communauté, c’est se signaler comme pro-juif. Attitude infamante s’il en est dont la honte perdurera bien après la guerre. Jan Gross signale un article paru dans un hebdomadaire polonais en 2010, concernant les Justes parmi les nations, c’est-à-dire ces Polonais non juifs qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs et ont, à ce titre, été honorés : « 501 Justes, qui ont sauvé des Juifs durant la guerre, vivent encore en Pologne. A ce jour, beaucoup continuent à se cacher de leurs voisins« .

A Treblinka après la libération du camp, les membres de la commission soviéto-polonaise demandent à ce que ce qui est retrouvé soit collecté et conservé pour « révéler le secret des crimes allemands« . Mais dans les faits, aucune mesure de conservation n’est prise en dehors d’une clôture érigée seulement en 1947. De fait Treblinka, comme les autres camps polonais, est laissé à l’abandon.

Le pillage des camps par les populations locales a commencé très tôt. En 1943, les Allemands ferment le camp de Belzec, labourent le terrain et le plantent d’arbres  pour recouvrir les fosses. Après leur départ, les Polonais se mettent à creuser : alertés, les Allemands reviennent, les chassent et installent une garde permanente. Quand celle-ci doit fuir devant l’Armée rouge, les pilleurs réapparaissent aussitôt. En 1945, deux observateurs envoient un rapport à la Commission juive de Varsovie : Treblinka est creusé, tamisé au point de ressembler à un paysage lunaire. Les gens s’approprient tout ce qu’ils trouvent sur les cadavres qui ne sont pas encore entièrement décomposés et se battent même entre eux pour se voler les uns les autres.

Qu’on garde bien à l’esprit qu’il ne s’agit pas de fouiller de vieux ossements mais bien, pour partie, de plonger les mains dans des corps en putréfaction. Le reste est cendres au milieu desquelles brillent parfois une dent en or, une alliance, ou la boucle d’oreille d’une enfant.

Jan Tomasz Gross souligne dans Moisson d’or que le pillage des biens juifs a concerné tous les pays et toutes les couches de la société.

Du Dniepr à la Manche, de Paris à Corfou, aucune couche sociale ne devait résister à la tentation. Et si on devait se demander ce qu’avaient en commun un banquier suisse et un paysan polonais (outre son âme immortelle), la réponse pourrait être, en exagérant à peine, une dent en or arrachée à la mâchoire d’un cadavre juif.

Et c’est bien ce qui rend le crime plus abominable encore : ces paysans sur la photo à l’origine de cette étude ne sont pas d’épouvantables nazis sanguinaires, mais des gens ordinaires, comme vous et moi.

 

Moisson d’or. Le pillage des biens juifs

Jan Tomasz Gross avec la collaboration de Irena Grudzinska Gross, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat
Calmann-Lévy (Mémorial de la Shoah), 2014
ISBN : 978-2-7021-44244 – 177 pages – 19 €

Golden Harvest. Events at the Periphery of the Holocaust, première publication aux USA : 2012

9 commentaires sur “Moisson d’or de Jan Tomasz Gross

  1. Tout à fait intéressant, un livre qui va dans le sens de ses livres précédents
    Il explique d’ailleurs que les pogroms qui se sont produits immédiatement après guerre étaient en partie liés à la peur de devoir rendre des biens juifs spoliés en particulier les logements qui suite aux destructions allemandes manquaient cruellement

    1. Cet historien est vraiment passionnant. Il explicite pour tous ce que chaque Polonais sait et (se) cache du mieux qu’il peut. Son travail est essentiel, même si très mal perçu…

    1. Oui. Et certains faits dans les travaux de Jan Gross sont même plus que de la lutte contre l’oubli : ce sont carrément des révélations, ou plus exactement des mises en mots noir sur blanc de faits par ailleurs connus, que peu de ses compatriotes sont prêts à entendre.

    1. Difficile de savoir ce qu’il en est aujourd’hui, d’ici, c’est malaisé de comprendre un pays. En lisant certains romans pourtant, il semble que certains soulignent encore l’importance du sentiment antisémite en Pologne.

      1. J’ai passé 3 semaines à Varsovie, c’était épouvantable, c’était en 2015, cet été.
        les polonais de Varsovie (je ne suis pas allée ailleurs) sont toujours, toujours dans le déni.
        Le pire c’est que ce n’est jamais eux mais toujours l’autre, durant la guerre, c’était les nazis, pendant la campagne virulente d’antisémitisme de 68/69… pas eux non plus mais le gouvernement communiste qui s’en prenait aux juifs, ce gouvernement communiste c’était qui des polonais ou….?
        ils ont enfin un immense musée juif « POLIN » sans âme, mais architecture magnifique (je conseille en comparaison la visite du musée juif de Berlin) , où la aussi ils doivent dégrader l’image du juif, voir les écrits d’Emmanuel Ringelbaum qu’ils ont choisi de donner à lire, j’ai trouvé leur choix indécents et bien sûr sorti du contexte…..ils reconnaissent du bout des lèvres leur « indifférence » au sort de la population juive.
        Aujourd’hui encore on entend : « Non il n’y a pas de problème juif, Y a pas de juifs ici »
        Ils font des coups de prestige (sic POLIN, un petit bout de mur, reste du Ghetto, une inscription sur le sol rappelant que là était le mur du Ghetto etc….) Mais s’efforce de détruire tout vestige du quartier juif (voir la Ul. Prozna, réhabilitée ou en voie de réhabilitation, dans le pire goût nouveaux riches polonais).
        Un seul quartier reste encore très intéressant PRAGA, quartier que les allemands « oublièrent » de détruire, où il y avait 42% de la population qui était juive avant la guerre, aujourd’hui c’est la misère, l’illétrisme, l’alcoolisme, plus de juifs à l’horizon…..

        Les polonais de Varsovie ne sourient jamais, sont forts désagréables, peu enclins à faire l’effort nécessaire pour que le touriste isolé s’y sentent bien. Si on y va en groupe c’est autre chose : visite de Nowy Swiat la vieille ville, carte postale, sans âme.
        Varsovie, capitale de la Pologne est peuplée de gens très peu avenants, même si bien évidemment de ci de là il y a des exceptions.
        La ville cependant n’est pas sans charme, cette grisaille stalinienne, est empreinte de nostalgie…….
        Moyennant quoi après ces 3 semaines, je ne remettrais plus jamais les pieds dans ce pays…………………..

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