A la fin des années quatre-vingt, Patrick Modiano tombe sur une annonce datant de près de cinquante ans : « Paris. On cherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. »
Dès lors, il va partir à la recherche de la jeune fille, des traces qu’elle a laissées dans la capitale. Dora a fugué pendant quelques semaines, alors que les lois antijuives françaises étaient les plus strictement appliquées par des fonctionnaires zélés, avant d’être envoyée au camp des Tourelles, puis à Drancy et de finir à Auschwitz.
Une jeune fille parmi des dizaines, des centaines d’autres, toutes oubliées, détruites par la machine de guerre nazie puis par notre mémoire.
Si je n’étais pas là pour l’écrire, il n’y aurait plus aucune trace de la présence de cette inconnue et de celle de son père dans un panier à salade en février 1942, sur les Champs-Elysées.
Ténu est le lien qui relie hier et aujourd’hui.
J’ai l’impression d’être tout seul à faire le lien entre le Paris de ce temps-là et celui d’aujourd’hui, le seul à me souvenir de tous ces détails. Par moments, le lien s’amenuise et risque de se rompre, d’autres soirs la ville d’hier m’apparaît en reflets furtifs derrière celle d’aujourd’hui.
Non monsieur Modiano, vous n’êtes pas le seul. Relisant quinze ans après ma première lecture Dora Bruder, résonnent en moi les mots de Daniel Mendelsohn dans son magnifique ouvrage, Les Disparus :
Mais pendant un certain temps, une partie peut être sauvée, si seulement, face à l’immensité de tout ce qu’il y a et de tout ce qu’il y a eu, quelqu’un prend la décision de regarder en arrière, de jeter un dernier coup d’oeil, de chercher un moment parmi les débris du passé pour voir non seulement ce qui a été perdu, mais aussi ce qui peut encore y être trouvé.
Parce que certains se retournent, prennent la plume et nous convient à la table de la mémoire ainsi préservée, nous nous rappelons.
Ainsi comprend-on cette phrase étrange :
Beaucoup d’amis que je n’ai pas connus ont disparu en 1945, l’année de ma naissance.
Le passé comble la vie de l’écrivain comme il comble la nôtre le temps de quelques lignes, quelques livres. Ce qui lui importe nous importe aussi :
Jusqu’à ce jour, je n’ai trouvé aucun indice, aucun témoin qui aurait pu m’éclairer sur ses quatre mois d’absence qui restent pour nous un blanc dans sa vie.
La reconstitution modianesque n’a pas la rigueur d’une biographie d’historien. Le prix Nobel de littérature avance presque plus par ce qu’il imagine que par ce qu’il sait effectivement, suite à ses recherches. « Je ne sais rien d’eux… », « Je suppose… », « Je devine… », « D’après ce qu’on m’a dit… ». Le tableau est impressionniste et personnel. Marchant dans les pas de la jeune fugueuse juive, ce sont les images de son propre passé qui s’imposent, se superposent. Ainsi construit-il son identité littéraire, devenue quasi un personnage, celui de l’homme qui marche inlassablement dans les rues de Paris. Tandis que Dora Bruder a été arrachée au monde des fantômes et de l’oubli.
Patrick Modiano sur Tête de lecture
Dora Bruder
Patrick Modiano
Gallimard, 1997
ISBN : 2-07-074898-7 – 146 pages – 16,90 €
Merci de m’avoir permis de découvrir à nouveau un beau roman de cet auteur !
Merci à toi de ta fidélité à ces rendez-vous anniversaires !
Très bel article…Rien à dire de plus!
Il doit y avoir encore beaucoup à dire mais ce qui m’a vraiment marquée à la relecture de ce texte, ce sont les accents communs avec le texte de Mendelsohn : tous deux se sentent très seuls dans cette recherche du passé, dans cette volonté de vouloir retrouver avant qu’il ne soit trop tard des traces des êtres qui ont été et que l’Histoire a tragiquement englouti. Et par leur écriture tous deux font de nous lecteurs les héritiers de leurs recherches et de ces vies.
Le Mendelsohn ( pavé ) je m’étais dit que je le lirais quand j’aurais la tête pour ce texte, et le temps. Vu mon rythme escargotesque de lecture ces derniers jours, je n’y suis pas encore…
Je n’ai jamais lu de livre de cet auteur mais ta chronique m’a donné envie de lire ce livre.
Eh bien je suis ravie et j’espère que tu concrétiseras cette envie car ce blog est là pour ça : donner envie de découvrir, de lire, partager mes plaisirs de lecture.
Il fait partie des titres de Modiano que j’ai le plus envie de découvrir…!
Certains disent que c’est son meilleur titre…
Je ne sais pas pourquoi, mais avec cet auteur, je n’accroche pas !
Peut-être un problème avec les nobellisés ? 🙂
C’est le livre que je ne peux m’empêcher de relire. Dès que je l’ai dans les mains (pour le prêter, l’offrir, le ranger…), je l’ouvre et le finis. Jamais un livre ne m’avait fait cet effet-là.
Peut-être qu’il correspond à une envie en toi, peut-être es-tu historienne ou bien attirée par l’Histoire. J’ai personnellement fait beaucoup de recherches généalogiques et historiques poussées sur deux familles qui ne m’étaient rien par le sang et que j’ai fini par « adopter » : j’ai chez moi une quantité astronomique de documents en tout genre sur ces gens et parfois en lisant ce texte de Modiano, je me reconnaissais dans ce désir de toujours en savoir plus mais de devoir aussi renoncer à savoir…
Bonjour Sandrine, pour l’instant, Dora Bruder est le seul livre que j’ai lu de Modiano, et ça m’a plu. Bonne fin d’après-midi.
Il faut donc renouveler l’expérience 😉
Je n’ai pas lu ce Modiano alors je prends note 🙂
Bonne note Léa, ravie de te croiser ici : bienvenue 😉
J’ai trouvé que ce livre ressemblait plus à une recherche documentaire qu’à un roman …
Oui, je suis d’accord, c’est aussi pour ça que je l’ai classé en « roman-enquête ».
Je peine à aller vers les livres de Modiano mais étrangement, celui-ci me tente bien. J’aime beaucoup l’idée de départ et si je dois un jour enfin me lancer, je risque bien de commencer par celui-là… En espérant que ça fasse une bonne introduction de l’auteur?
Peut-être qu’à force de lire partout que les romans de Modiano sont avant tout des errances, des déambulations, les lecteurs craignent de ne pas trouver d’intrigue à laquelle s’accrocher. Ici, on s’intéresse forcément à la recherche de l’auteur, à la jeune fille disparue : c’est très prenant.
Je lis ton billet après l’article du Telegraph (http://www.telegraph.co.uk/culture/books/11741343/Patrick-Modiano-the-Nobel-Prize-winner-nobody-had-read.html). Le dernier paragraphe de l’article m’a émue. Ton billet aussi. Je n’ai pas encore lu Dora Bruder, mais je crois que je ne vais plus tarder.
C’est une très bonne chose que le Nobel fasse traduire. Je me demande ce que les Britanniques et les Américains pensent decet auteur si français, qui nécessite quand même de connaître un peu notre culture et notre histoire…
Mon livre préféré de Modiano, celui qui me parle et me touche le plus…comme toi en le relisant, j’ai pensé aux Disparus de Mendelsohn
Quel livre extraordinaire : j’aimerais bien que cet auteur soit plus traduit, qu’on le connaisse mieux. Je me demande si ses autres titres ont cette force-là, ce sont des essais je crois, sur la littérature.
Galéa m’a convaincue de lire ce roman, Ca fait toujours un peu peur de s’attaquer à un prix Nobel, mais je suis sûre que comme vous j’apprécierai ce roman.
Ce titre-là est vraiment très abordable, pas besoin de « culture modianesque » pour l’apprécier…
Pas encore lu Modiano… Mais j’en ai un dans les rayons. Comme souvent, j’arrive après la bataille. J’espère que j’aimerai.
On a tous un Modiano quelque part sur nos étagères 😉 Je te souhaite ne bonne lecture.