Même quand on lit beaucoup, il est tout de même assez rare d’avoir l’impression de tenir entre les mains un grand livre. Cette impression ne m’a pas quittée durant la lecture de cet imposant roman qui retrace l’histoire de deux hommes qui veulent découvrir les secrets du cerveau pour soigner les malades mentaux, au tournant des XIXème et XXème siècles.
Tout commence en 1880 sur une plage de Deauville : Thomas, l’Anglais, rencontre Jacques, le Français. Ils discutent tous deux et se rendent rapidement compte qu’ils ont le même objectif : s’occuper des malades mentaux pour « établir de manière irréfutable la manière dont fonctionne l’esprit humain ». Si tous deux se passionnent pour le cerveau humain, ils prennent des voies différentes : alors que Thomas choisit après ses études de médecine de commencer à travailler dans ce que l’on appelait alors un asile d’aliénés dans lequel on se contente de surveiller et où pratiquement aucun médicament n’est prescrit, Jacques suit les cours du professeur Charcot à la Salpetrière. Alors qu’à l’époque, « la plupart des étudiants achevaient leurs études à l’Ecole de médecine en quatre ou cinq ans sans avoir jamais mis les pieds dans une salle d’hôpital », Jacques dissèque les cadavres.
Forts de leurs diverses expériences, les deux hommes se retrouvent à trente ans et partent ensemble ouvrir la clinique de leurs rêves en Carinthie, près de Vienne. Jacques a épousé Sonia, la sœur de Thomas et tous trois fondent leurs espoirs sur le « Scloss Seeblick » pour comprendre les méandres du cerveau. Pourtant, les raisonnements des deux hommes ne tardent pas à emprunter des voies différentes. Thomas ne jure que par Darwin et sa théorie de l’évolution. Il cherche les germes de la folie dans ses lamelles histologiques car pour lui, les troubles nerveux dont souffrent ses patients font suite à des lésions organiques. Pour Jacques au contraire, le corps rend compte des dérèglements de l’esprit. Il met sur pied une théorie qu’il nomme résolution psychomatique ou psychophysique alors que du côté de Vienne, un groupe de médecins élabore des théories tout à fait révolutionnaires en matière de traitement des troubles nerveux.
Le mot de psychanalyse n’apparaît cependant pas avant la page 386 de L’empreinte de l’homme et le nom de Freud ne sera jamais prononcé.
C’est dire si l’intérêt du roman tient aux parcours des deux médecins qu’une même passion va éloigner. L’histoire progresse il est vrai lentement, au gré des expériences souvent fortes des deux amis et de l’évolution de leur vie personnelle qui joue également un rôle important dans ce roman puisqu’elle tient quasiment lieu d’intrigue dans ce roman historique qui a pour trame la recherche médicale. Les personnages sont très précisément campés. Par exemple, il est clair que Jacques s’est engagé dans le soin aux malades mentaux car son propre frère Olivier a lentement sombré dans la folie. Devenu médecin, il n’aura de cesse d’essayer de guérir son frère et non de simplement le faire vivre dans de meilleures conditions, comme s’efforçaient alors de le faire les bons aliénistes. On suit également avec force détails l’échec du premier mariage de Sonia car il permet au lecteur de comprendre son attitude face aux recherches de son second mari. La femme de Thomas vient naturellement prendre sa place dans ce paysage familial mais non sans heurts : elle fut la première et malheureuse expérience de Jacques en matière de résolution psychophysique, ou d’interprétation des symptômes physiques par les traumatismes de sa vie passée.
Je me suis toujours intéressée à la psychanalyse, à son émergence et aux romans qui mettent en scène des fous car les méandres du cerveau humain sont passionnants. Thomas et Jacques sont, à leur manière, des aventuriers, des pionniers d’une science balbutiante et risquée. Il est captivant de voir comment chacun avance, qui dans les pas de Darwin, qui dans ceux de Charcot, et comment à force d’échecs et d’erreurs se construit cette branche passionnante de la médecine qui se fonde sur l’homme et non sur les médicaments. Passionnante également l’opposition farouche d’une grande partie du corps médical devant ce qu’il prend pour une inquisition indécente des malades, ou pire, un jeu obscène cherchant à forcer l’intimité.
On pourra certainement trouver des longueurs à cet imposant roman. Par exemple, on y apprend dans le détail ce que mange un patient qui suit une cure de repos, le fonctionnement du funiculaire de la seconde clinique ouverte par les deux associés, le déroulement d’une craniotomie (attention aux âmes sensibles !) ou d’une autopsie (idem). Pour ma part j’ai dévoré avec enthousiasme et sans une once d’ennui ces six cents pages pour quarante ans de vies extrêmement stimulantes. Il se lit comme un roman d’aventure scientifique sur les pas d’Esquirol, de Charcot, en un temps où l’on s’interroge sur les soins (chirurgicaux ou médicaux) à donner aux maladies psychiatriques, les seules pour lesquelles la médecine est impuissante. « Mais je suis convaincu [déclare Jacques] que nous sommes sur le point de résoudre cette question, et qu’une fois cela accompli, nous pourrons expliquer l’ensemble du comportement humain d’une manière radicalement nouvelle. Il n’y a jamais eu jusqu’ici une période plus stimulante dans l’histoire de la science et de la connaissance humaine. »
Cette grande période attendait son grand livre : le voilà !
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L’Empreinte de l’homme
Sebastian Faulks traduit de l’anglais par Pierre Ménard
Flammarion, 2008-03-24
ISBN : 978-2-0806-9034-0 – 602 pages – 23 €
Human Traces, parution en Grande-Bretagne : 2005