« J’ai toujours évité le monde des vivants » déclare Koulechov qui, comme il se doit, est devenu croque-mort. Les morts lui ont « permis de trouver une place dans la société, et une vraie sérénité ». Pourtant, au moment de procéder à sa quatre mille deux cent vingt-quatrième inhumation, cette belle détermination se met à battre de l’aile. En effet, la veuve le menace d’une arme alors qu’il accompagne le défunt vers sa dernière demeure. Mais est-ce bien sa veuve ?
C’est un chapitre bien compliqué qu’entame Koulechov, lui pour qui « chaque client est un livre » au point qu’il s’emploie à écrire la vie de chacun d’eux dans les registres afférents. Il faut dire qu’Émile Lécuyer a eu une vie amoureuse assez originale : « Émile Lécuyer aimait deux femmes, et ce bien avant son mariage. Il en a épousé une, la seule qui était majeure à l’époque, et a vécu longtemps avec elle. Jusqu’au jour où ce fut le tour de l’autre. Il n’a pas divorcé parce qu’il aimait toujours sa femme. » Alors quoi : faut-il enterrer Émile à Locmariaquer comme le souhaite son épouse officielle ou bien à Guéméné-Penfao comme l’exige, arme à la main, celle qui fut la compagne de ses dernières années ?
Voilà qui donne à réfléchir à ce croque-mort sans histoires… ou presque. Parce que des histoires, l’imagination fertile de Koulechov en produit des kilomètres pour ses défunts ; de là à romancer sa propre vie pour nous concocter « une histoire aux petits oignons »…
Et c’est donc avec beaucoup, beaucoup d’humour que ce croque-mort modèle nous conte l’aventure de sa quatre mille deux cent vingt-quatrième inhumation qui va remettre en cause toutes ses années au service des morts et qui débute ainsi :
« – Bonjour, vous faites bien des enterrements ?
– Je ne faisais que des enterrements.
– Vous serait-il possible d’enterrer mon mari ?
– Il est mort ?
Il arrivait que cette question surprît. Je la posais systématiquement, par professionnalisme. Ce n’était pas pour me prémunir d’enterrer des vivants qui auraient pu se retourner ou dans leur tombe ou contre moi, car vous seriez étonnés de constater combien les gens ne recourent aux pompes funèbres qu’à bon escient, toujours pour des raisons valables. Contrairement aux avocats, on ne prend pas un croque-mort pour un oui ou pour un non. Notre métier est encore épargné par le mercantilisme et les pratiques douteuses, et il n’est pour ainsi dire jamais fait appel à nous à des fins lugubres. Je touche du bois : je ne crois jamais avoir enterré quelqu’un à son corps défendant. »
C’est très drôle, et indispensable pour passer un bon moment d’humour noir.
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Pissenlits et petits oignons
Thomas Paris
Buchet Chastel, 2005
ISBN : 2-283-02157-X– 166 pages – 10 €