Paris, 1760. Gaspard, dix-neuf ans, vient de quitter Quimper et sa fange pour conquérir la capitale. Argent, luxe et beaux habits : le jeune homme ne manque pas de rêves, mais d’argent. Il rejoint donc les rangs des miséreux de son genre, dormant dehors, mangeant parfois, puant toujours. Puis il rencontre Lucas et charrie avec lui des troncs sur la Seine. Puanteur, sangsues, cadavres : il devient l’objet du Fleuve, et sa victime. D’errances en cauchemars, il échoue dans l’atelier de Billod, perruquier aisé, qui le laisse cependant dormir dans sa cave humide et nauséabonde. Mais un client, le comte Etienne de V., va lui ouvrir de nouveaux horizons, le laissant entr’apercevoir la haute société parisienne et ses plaisirs. Gaspard n’aura dès lors de cesse de monter et de côtoyer lui aussi luxe et volupté.
Le titre parle de lui-même et pourtant, Jean-Baptiste Del Amo emprunte des chemins de traverse qui l’éloignent de Flaubert et surprend le lecteur curieux. Tout d’abord, n’en doutons pas, Del Amo est un sensuel. Son roman est une plongée du corps et des sens dans une capitale dominée par le bruit et les odeurs d’une société en décomposition. Pas un miasme, pas un effluve ne lui échappent, agressant Gaspard, et le lecteur de leurs remugles méphitiques :
« L’odeur du faubourg était partout suffocante. Cela sentait la sueur, mais aussi une cohorte d’odeurs accouplées. Odeurs d’haleines aigres, de pourritures, de bêtes, de pierre et de bois humides, d’urine, de chou, de taudis puants, de crottin, d’écume de cheval, de pelages de chiens, de peaux galeuses, de sexes encrassés, de corps ulcéreux, de spermes rances. En certains lieux, on croyait pénétrer le vagin vérolé de Paris, impunément ouvert sur ses tripes, en aspirer le relent viscéral. »
D’autre part, Gaspard choisit une voie inattendue pour arriver en société : les hommes. Première expérience charnelle avec le comte de V., puis le jeune homme se prostitue dans un bordel où le dégoût des corps l’emporte bientôt sur le besoin d’argent. Il devient alors le giton d’un comte sur le retour et apprend la manipulation amoureuse en même temps que l’art de paraître en société. Mais ne vous réjouissez pas trop vite : si le titre laisse présager quelques scènes un peu lestes, la première n’arrive pas avant la page deux cents et les suivantes, toutes masculines, ne sont que dégoût et frustration.
Dans la lignée des romans d’apprentissage, ce livre met en scène l’ascension d’un jeune homme et la perdition d’une âme. Mais si la trame est classique, l’écriture quant à elle est surprenante. En effet, la plume de Del Amo est à l’image du fleuve omniprésent et le lecteur est englouti par les mots comme Gaspard l’est par la capitale. Le texte de Del Amo est compact : pas de paragraphes, pas de passages à la ligne pour les dialogues. C’est un bloc serré, parfois étouffant, qui suit la pensée protéiforme de Gaspard. La ville est un être monstrueux, rendu vivant par ses habitants, ses bruits, ses odeurs. Plongée hallucinante dans des rues dépravées, la lecture s’enfonce dans la fange au point de demander quelques respirations. J’ai cru étouffer parfois tant les descriptions prennent le pas sur l’intrigue elle-même.
De cette écriture sensuelle et suffocante, Gaspard ne sort pas grandi aux yeux du lecteur, ni même aux siens. Car cette haute société qu’il envie ne l’accueillera jamais vraiment en son sein, malgré ses sourires et ses faveurs. Malgré les salons, les comtes et les beaux vêtements, Gaspard reste un parvenu et demeure dans l’ombre d’une société aux lumières factices : « Toutes ces mains l’avaient modelé. Était-il un vulgaire pain d’argile ? Dans quelle mesure décidait-il de sa métamorphose ? Il voulait se croire maître de cette évolution, mais ne pouvait s’empêcher d’être tiré au hasard vers ce qu’il croyait être une élévation de lui-même. » Jouet plutôt qu’acteur, Gaspard brûle ses rêves et n’acquiert finalement qu’une sombre conscience de lui-même.
Jean-Baptiste Del Amo est certainement une découverte des plus originales parmi les nombreux textes de cette rentrée littéraire. On invoquera certainement à son sujet le Maupassant de Bel Ami, Les Liaisons dangereuses, Jean-Baptiste Grenouille et même Balzac tant la plume libère le verbe et s’éloigne parfois dans d’ardus méandres descriptifs. En ignorant les tentations de l’autofiction auxquelles cèdent bien des premiers romans, Del Amo signe la victoire du romanesque le plus flamboyant sur le nombrilisme germano-pratin. Et réjouissons-nous : il n’a que vingt-six ans !
Etrangeté à noter : le personnage décrit en quatrième de couverture n’est pas Gaspard mais le comte de V. : drôle d’idée…
Jean-Baptiste Del Amo sur Tête de lecture
Une éducation libertine
Jean-Baptiste Del Amo
Gallimard, 2008
ISBN : 978-2-07-011984-4 – 425 pages – 19 €