Leïla a vingt-quatre ans, elle est réceptionniste au Swan Motel de Suspicious River. Soixante dollars la chambre et soixante de plus pour passer un moment avec elle. Elle fourre les billets verts dans sa chaussure, satisfait son client et retourne à la réception. Son service terminé, elle rentre chez elle auprès de son mari. Sans passion ni sentiment, ni même besoin d’argent. Sans beaucoup de rêves non plus, mais avec un passé chargé, très chargé, qu’elle raconte en même temps que sa rencontre avec Gary qui va changer sa vie.
Depuis toute petite, Leïla a vu sa mère tromper son père avec le frère de celui-ci. Et le lecteur comprend même peu à peu que cet oncle n’était pas le seul amant de sa mère, mais peut-être le plus passionné puisqu’il va finir par la tuer. Leïla raconte également son adolescence, sa rencontre avec Rick, qui va devenir son mari à dix-sept ans car il l’a mise enceinte. La jeune fille s’est fait avorter, et son corps désormais vide à jamais va devenir le réceptacle de tous les fantasmes masculins de Suspicious River.
Dès lors, le lecteur se demande jusqu’où elle ira. Elle accepte les coups, elle accepte l’amour avec Gary sans argent, elle accepte qu’il lui amène ses amis et qu’il encaisse l’argent.
La nuit, avant de m’endormir, je tâtais ma poitrine, à la recherche de mon coeur, mais je n’y trouvais jamais rien.
Inutile de préciser je pense que ce roman est noir, très noir. On assiste à la destruction de cette jeune femme qui ne peut s’affranchir de son passé. Le récit de son aventure avec Gary est entrecoupé de ceux de son enfance et de son adolescence et ce n’est que peu à peu que le lecteur comprend ce qu’elle a vécu et ce qui l’a détruite. Elle est un objet dans les mains de ces hommes, un corps sans coeur ni âme, une chose. Alors quand enfin Gary semble la regarder autrement, l’écouter, prendre soin d’elle, elle accepte tout, et pire encore.
Il semble difficile de s’attacher à Leïla, on a plutôt envie de la secouer, de l’extraire de cette passivité pour lui redonner vie. Mais c’est un être détruit, extrêmement fragile, une victime de cette petite ville de province si prompt à montrer du doigt ceux que le destin accable.
L’écriture très âpre de Laura Kasischke est dérangeante tant elle est froide. Et pourtant, elle sert à merveille le désespoir d’une vie gâchée, la minutieuse perdition d’une femme qui ne trouve pas sa place.
C’est fatal, sans espoir et extrêmement triste. C’est pourtant très prenant car l’auteur prend soin d’emmêler les récits de Leïla, de ne dévoiler que peu à peu son passé pour mieux attacher son lecteur qui veut savoir jusqu’où elle va aller avec ce Gary, ce joli coeur qui lui fait entrevoir un avenir ailleurs. De ce voyage intime, le lecteur gardera la froideur d’un style sobre et pourtant intimiste, tout à fait adapté au sujet.
Laura Kasischke sur Tête de lecture
A Suspicious River
Laura Kasischke traduite de l’américain par Anne Wicke
Seuil (Points n°P 789), 2000
ISBN : 2-02-039608-4 – 403 pages – 7,50 €
Suspicious River, parution aux Etats-Unis : 1996