On peut commencer un billet en résumant le livre dont il traite ; en exprimant d’emblée ses impressions de lecture ; en copiant la quatrième de couverture. Rien ne convient à ce livre-là, le premier que je lis d’António Lobo Antunes, mais que je ne suis pas prête d’oublier, quelle expérience !
Impossible à résumer car il n’y a pas d’histoire. Cinq cents pages sans histoire, ça peut paraître rébarbatif et pourtant, à aucun moment je n’ai songé à interrompre ma lecture. Bien au contraire, le flot narratif emporte le lecteur qui est comme hypnotisé par toutes les voix qui s’expriment ici dans une apparence de chaos.
Quelques lignes directrices apparaissent de loin en loin, auxquelles le lecteur peut se raccrocher, s’il n’a pas envie de se laisser balloter par ce flot verbal. Nous sommes dans la banlieue de Lisbonne, dans le Quartier, là où vivent Nègres et métisses, autant dire les riens du tout de la société portugaise. Car c’est bien ça qui est au cœur de tous ces discours : les Noirs, ceux qui viennent d’Angola (ancienne colonie portugaise), livrés à eux-mêmes et devenus voleurs, menteurs et assassins. La lie de la société, proies de choix pour la misère. Au début et à la fin du roman, un homme essaie de rédiger un rapport de police sur l’opération qu’il a dû superviser dans le Quartier en vue de mettre la main sur plusieurs délinquants. Il est le premier d’une longue liste de narrateurs dont on essaie d’abord de savoir quel lien les unit, puis on renonce tant ce n’est pas la logique narrative qui prévaut ici, mais bien la polyphonie. Tous, Noirs, Blancs ou métisses traduisent la solitude, la difficulté de vivre, et les rapports difficiles entre communautés.
Par de menus détails (autant dire que le livre requiert une lecture très attentive), on arrive globalement à savoir qui parle, mais pas toujours. Le texte dans sa structure même est déroutant, construit de façon inhabituelle, pratiquement dénué de ponctuation et il est bigrement difficile d’en tirer un extrait à la fois représentatif et compréhensible…
« Quand il a dit qu’il voulait vivre avec moi je n’y ai pas cru et quand il a dit qu’il voulait se marier avec moi j’y ai cru encore moins parce que les Blancs que j’avais connus m’arrachaient leur plaisir comme des brutes, s’en allaient sans rien dire et ciao alors que celui-là restait à me regarder plein de mots qu’on comprenait à ses gestes, il pliait une pointe de drap afin de les empêcher de sortir, moi trouvant ça bizarre
– Qu’est-ce que tu veux au juste ?
et les doigts réalisant que j’avais posé une question
– Je n’ai pas le courage de te le dire
allant gratter l’épaule puis revenant au drap et à la fenêtre ni la nuit ni le jour, un espace qui se désintéressait de nous, ses yeux des bêtes qui se blottissaient angoissés et moi lui répondant avec les miens
– j’entends ce que me disent tes yeux tu sais ?
qui s’étiraient sur leurs pattes en me flairant, ça pas dans le Quartier, à Chela ou à mi-chemin entre Chela et Marvila, des cordonniers, des épiceries, des tailleurs, sans parler des palmiers qui craquaient
(on pense que nos os alors que les arbres)
la chambre qu’habitait le Blanc à cent mètres du magasin où je faisais le ménage et le bruit des palmiers qui m’accompagne en permanence, l’hiver au moment des gelées il ne ma lâche pas, l’été il sympathise avec moi en m’appelant tout bas, heureusement qu’il n’y en a pas dans le Quartier pour me répéter mon nom et mon âge
– Tu as vingt-neuf ans tu es vieille«
Les voix se mélangent (les narrateurs peuvent changer d’un paragraphe à l’autre), des phrases peuvent être répétées plusieurs fois, comme des leitmotivs, la chronologie vole en morceaux, la ponctuation est quasiment absente. Texte étrange dans sa forme, oui, et pourtant, j’ai lu ce livre le temps d’un week-end. J’ai renoncé à une compréhension minutieuse, à situer les personnages entre eux pour me laisser porter par ces voix qui expriment des vies fragiles, des outrages, des haines et toujours le mépris des Noirs.
Il faut donc abandonner nos repères romanesques habituels pour plonger dans ce texte, se laisser engloutir, déborder, happer par toutes ces voix qui sont autant de personnes dont on partage les pensées et les émotions. L’humanité est terriblement présente sous cette forme iconoclaste qui demande un effort de lecture très largement récompensé.
Mon nom est légion
António Lobo Antunes traduit par Dominique Nédellec
Christian Bourgois, 2011
ISBN : 978-2-267-02139-4 – 510 pages – 23 €
O Meu Nome é Legião, publication au Portugal : 2007
Je crois que je peux annoncer que ce livre n’est pas pour moi… Ben oui, j’ai la faiblesse de préférer qu’on me raconte des histoires ! 😉
Pour ma part, j’aime parfois faire des excursions en dehors des sentiers battus…
Je serais assez comme Kathel, et je suis sûre qu’en ce moment, je ne dois pas lire ce genre de livre, mais tu piques ma curiosité quand même, tu en parles avec beaucoup de sensibilité et… d’humanité !
C’est je crois parce qu’en dépit du jeu et de la prouesse littéraire dont ce roman fait preuve, c’est avant tout d’hommes et de femmes dont il est question, avec justement beaucoup de sensibilité…
Bien, bien, encore un billet qui me parle, j’adore les trucs difficiles (de temps en temps) , une descente à la bibli va s’imposer.
Je découvre cet auteur, mais d’après ce que j’ai pu lire ensuite, il est passé maître en l’art des romans polyphoniques comme celui-ci. Je crois que Splendeur du Portugal (titre ironique), est un de ses grands livres.
Je suis plongée dans la lecture d’un Lot49 alors je n’enchainerai sûrement pas avec celui-là mais je note quand même dans un coin. Un texte original, ça fait toujours du bien, ça nous pousse à changer un peu nos petites habitudes de lectrices.
Si le Lot 49 en question est L’homme alphabet, il est au programme de mes très prochaines lectures… vu ton com’ j’imagine que la lecture en est ardue…
Euh, ce n’est pas pour moi du tout. Je passe 🙂
J’ai beaucoup entendu parler de cet auteur, une de mes amies a travaillé dessus, mais elle n’a jamais réussi à me convaincre, je pense que je m’y perdrais…
Je pense vraiment que ça n’est pas grave de s’y perdre, et même que l’auteur fait tout pour ça…
Ce livre parle du diable ? Car « son nom est légion ».
Lobo Antunes place au début de son livre un extrait de l’évangile selon saint Marc. Jésus rencontre un homme impur vivant parmi les morts et lui demande son nom, il lui répond : « Mon nom est Légion, car nous sommes un grand nombre ». Je pense qu’ici il s’agit du très grand nombre de voix qui interviennent dans le discours.
Il est sur ma liste des livres importants de cette rentrée de janvier
je comprends complètement la difficulté que tu as pu avoir à écrire ce billet car lire Lobo Antunes c’est une expérience inoubliable mais terriblement remuante
J’ai lu trois livres de lui, des lettres que j’ai très modérément apprécié mais surtout
Le Manuel des inquisiteurs et encore plus Splendeur du Portugal
deux romans extraordinaires : le premier qui tourne autour de la dictature de Salazar et le second sur la guerre en Angola
j’en frémis encore : un seul conseil : lis les !
Je n’en resterai pas là c’est certain, mais je ne vais pas y retourner tout de suite non plus…
Je ne pense pas que ce roman soit pour moi non plus. Le côté on n’est pas sûr de qui parle n’est pas pour me plaire.
Il est certain qu’il faut avoir envie d’être déstabilisé…
Non, en fait c’est Le coeur est un noyau candide de Lydia Millet. Il me reste une centaine de pages à lire donc j’en parlerai très bientôt. C’est un peu ardu (ben oui, c’est du Lot49 quand même) mais rien à voir avec les billets lus sur L’homme alphabet. Pas sûre d’ailleurs que j’accrocherai à ce dernier, j’ai la phobie des clowns en plus 😉 Mais je me réjouis de lire ton avis.
Je crois que je pourrais être tenté par l’expérience. Ce que tu en dis, de la manière dont le livre est écrit, en ajoutant l’extrait que tu cites, tout m’incline à la tentation.
et moi je crois tout à fait que tu devrais la tenter cette expérience…
J’aime bien découvrir des textes originaux, mais là je crois que ce roman n’est pas pour moi. Trop compliqué !
Non, je ne pense pas que ce soit compliqué, ce sont des voix qu’il faut laisser résonner… la démarche la plus difficile est sans doute d’abandonner ses repères habituels de lecture…
Cela me rappelle l’écriture de José Saramago, écrivain portugais aussi, prix Nobel de littérature. Pas facile à lire non plus, très riche mais il faut s’accrocher!
J’ai lu L’aveuglement il n’y a pas longtemps, je trouve que Lobo Antunes est plus complexe à lire, surtout parce qu’il n’y a pas d’intrigue à proprement parler et aussi parce que la syntaxe est beaucoup plus éclatée.
ça a l’air bien étrange… mais ton enthousiasme réussit àme convaincre.
Je ne sais pas si c’est étrange, en tout cas, ça me fait plaisir…
Un auteur impressionnant et inclassable! J’aime énormément!
Grande découverte pour moi, je ne l’oublierai pas de sitôt.
Intéressant, mais pas facile. Je crois qu’il faut être dans une certaine disposition pour se laisser gagner par cette atmosphère, toute en demi teintes, loin du récit et de l’action habituels.
J’ai eu une expérience de ce genre avec « Des vies sans couleur », ou le mystère se précise à partir de la page 75… mais je ne suis pas allé jusque là !
Je n’ai vraiment pas vu passer ces 500 pages, je me suis laissée porter, après avoir été un peu destabilisée au départ, c’est vrai…
PS : l’auteure « Des vies sans couleur » est Zoé Wicomb. Une autre fois peut-être ?
Malgré ton avis enthousiaste, je pense que ce n’est pas pour moi. Surtout pas ces temps-ci, où j’ai seulement un demi cerveau.
Quand tu auras retrouvé quelques neurones, n’oublie pas cet auteur !
Malgré ce que tu en dis, l’extrait ne me donne pas envie de m’y plonger. Je crois que c’est surtout le manque de ponctuation qui me rebute. J’aime bien les textes chantants et aérés…
La ponctuation n’y fait rien, et ce texte est très vocal (chantant je ne sais pas, mais oral, oui). C’est un chant qu’on n’entend pas tous les jours et qui vaut vraiment d’être écouté.
J’ai lu deux livres de Lobo Antunes apparemment plus faciles à aborder et surtout plus courts : « Le cul de Judas » et « Traité des passions de l’âme ». Chaque fois ils m’ont enthousiasmé. Donc je prends bonne note de vos commentaires, un Lobo Antunes de temps en temps ça relativise beaucoup d’autres lectures.
On cite son nom chaque année comme auteur nobelisable, à cause de sa singularité, de l’ampleur des sujets et des motifs qu’il met en oeuvre.
Je trouve personnellement à propos des deux livres que j’ai lu de lui, qu’il n’était pas facile de cracher un tel venin sur la vieille et hypocrite société portugaise, et de continuer malgré tout à y vivre comme s’il devait absolument témoigner de sa « putain » de guerre d’Angola et du passé colonial véreux qui lui colle à la peau.
En France je ne crois pas qu’on ait un auteur d’une telle envergure vis-à-vis de la guerre d’Algérie, il faudrait plutôt regarder du côté des réalisateurs et cinéastes de ces dernières années. Et je ne sais pas si les USA eux-mêmes possèdent un auteur qui a réfléchi et intériorisé de pareille manière l’extermination des tribus indiennes.
Merci pour ces suggestions. J’ai découvert il y a peu également José Saramago, autre portugais très talentueux et à la dent dure, mais lui pas uniquement à l’égard de ses compatriotes. Sa prose n’est pas simple non plus, mais il a eu le Nobel alors peut-être que le tour de Lobo Antunes viendra… Je crois que les auteurs américains actuels ne sont pas dans la même perspective que les portugais avec l’Angola car aucun d’eux n’a participé au génocide des Indiens. C’est un pan de leur histoire qu’ils peuvent théoriser/regretter/romancer, mais pas en parler avec leurs tripes et leur sang comme Lobo Antunes. En France, je ne sais pas pour ce qui est de la littérature, mais au cinéma, vous avez raison, l’Algérie a été le sujet de plusieurs films percutants.
Bonjour !
J’ai commandé ce livre car nous allons l’étudier en cours. J’ai hâte de me perdre entre ces pages. Ce sera mon premier auteur Portugais.
Je suis ravie de voir que, malgré le côté « décousu » du livre (qui est fait exprès), l’auteur arrive à attirer le lecteur dans ses filets. Espérons que ce sera mon cas.