Il est des auteurs quasi totalement oubliés alors qu’ils ont fortement marqué leur époque. C’est le cas de Roberto Arlt, qui publia en 1929 Les Sept fous, premier volume d’un diptyque qui se poursuit avec Les Lance-flammes. Il s’agit d’une errance hallucinée, d’un voyage dans une âme tourmentée.
Erdosain est un petit employé que son patron accuse de détournement de fonds. Il a une journée pour rembourser les six cents pesos et sept centimes qu’il a volés. Il n’a bien sûr pas l’ombre d’un sou, et s’en va demander de l’argent à quelques connaissances, un vague ami pharmacien ou son cousin Barsut. Puis en compagnie du Rufian Mélancolique, il rencontre l’Astrologue qui lui expose son projet de société secrète.
Ce que je prétends faire actuellement, voyez-vous, c’est un bloc où puissent se consolider toutes les espérances humaines possibles. Mon plan consiste à s’adresser de préférence aux jeunes bolchéviques, étudiants et prolétaires intelligents. En outre, nous accueillerons ceux qui ont un projet pour réformer le monde : les employés qui aspirent à devenir millionnaires, les inventeurs ratés […],les chômeurs de tout poil et tous ceux qui sortent du tribunal et se retrouvent dans la rue sans savoir où se tourner.
Une révolution prolétaire ? Que nenni. L’Astrologue projette de faire travailler les ouvriers vingt heures par jour à coups de bâton dans les mines, de brûler vifs ceux qui ne croient pas en Dieu, de nettoyer la planète à coups de mitraillette et de se débarrasser des autorités grâce à des gaz asphyxiants et au bacille de la peste. Ce fatras de fascisme, de communisme, de théorie du surhomme et de new age avant l’heure séduit Erdosain qui ne sait que faire de sa vie. Lui dont les projets les plus rationnels consistent à métalliser les fleurs et ouvrir une teinturerie pour chiens, l’homme mal dans sa peau qui vit une vie d’illusions, adhère avec enthousiasme au projet révolutionnaire de l’Astrologue. Il n’est qu’à tuer son cousin Barsut. L’enlever d’abord, lui faire signer un chèque car il est riche, puis le tuer et faire disparaître jusqu’au moindre de ses os. Dès lors Erdosain va vivre et déambuler obsédé par ce noir projet, tel un Raskolnikov avant le crime.
Un narrateur dont on ne connait pas l’identité rapporte les faits et gestes d’Erdosain, dans les bas-fonds de Buenos Aires, ses cafés, ses rues sombres, ses bordels. On comprend dès lors que ce pauvre type est un minable ébloui par un gourou charismatique et complètement dingue qui brasse les idéologies comme autant de désastres : libéralisme, communisme, totalitarisme… On pourrait rapidement le classer parmi les grands démagogues de la littérature si l’on n’était pris d’une certaine angoisse en lisant qu’en 1929, cet Astrologue parle du meurtre de masse par gaz asphyxiant comme d’une étape indispensable à l’élaboration de la révolution. Visionnaire Roberto Arlt ? Certainement, mais au bon sens du terme puisque que cet Astrologue est clairement un fou dangereux, un manipulateur imbu de supériorité et non un guide probable.
A travers une galerie de personnages bizarres, torturés, mélancoliques, ratés… Roberto Arlt met en scène l’échec des idéologies tout en bousculant les structures de la langue et du roman. Les deux traducteurs expliquent dans une préface les difficultés qui président à la traduction de la langue de Arlt, la difficulté qu’ils ont eu à le rendre lisible en français tout en préservant son originalité. Et Cortazar, dans une préface à l’édition française, tente d’expliquer pourquoi Arlt reste si méconnu en dehors de l’Argentine, en le comparant à son illustre contemporain, Borges :
Un écrivain comme Borges passe sans le moindre effort d’une langue à une autre, parce que sa pensée et son écriture sont, pour ainsi dire, supranationales, sans que leur authenticité locale s’en trouve pour autant lésée ; c’est l’une des raisons pour lesquelles on l’a connu et admiré en France trente ans avant son contemporain Roberto Arlt que beaucoup d’Argentins considèrent aussi important que lui. Là où Borges suscite en nous l’admiration, Arlt réveille un amour presque viscéral ; si l’un brille simultanément à Buenos Aires, à Londres et à Paris, l’éclat de l’autre se concentre et se limite à l’intérieur du périmètre d’un Buenos Aires que personne ne connut mieux que lui, que personne ne parcourut plus intensément que lui à travers un labyrinthe de mots, tourmenté et terrible.
Typiquement portègne Roberto Arlt, mais cette réédition en 2011 de la traduction de 1981 chez Belfond montre l’intérêt que la France a toujours eu pour la littérature argentine. Alors oui, lire Les sept fous c’est plonger dans une Buenos Aires hallucinée, côtoyer le pire des êtres humains et de leurs idéologies mais c’est aussi découvrir une langue riche, une poésie douloureuse aux très belles métaphores.
Soudain, il eut l’impression de marcher sur sa propre angoisse transformée en tapis. Tout comme ces chevaux éventrés par un taureau qui s’empêtrent dans leurs propres entrailles, chaque pas qu’il faisait vidait ses poumons de tout leur sang. Il respirait lentement, et désespérait de jamais arriver. Où ? Il ne le savait même pas.La peine, semblable à ces arbustes dont l’électricité accélère la croissance, grandissait dans les profondeurs de sa poitrine et montait jusqu’à sa gorge. Immobile, il se disait que chaque peine était un hibou qui sautait d’une branche à l’autre de son malheur.
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Les sept fous
Roberto Arlt traduit de l’espagnol par Isabelle et Antoine Bernan
Belfond, 2011
ISBN : 9782714446572 – 376 pages – 20,50 €
Los siete locos, parution en Argentine : 1929
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Non, je ne crois pas. Borges, oui, Arlt, non.
Une telle outrance, sans limite, ça ne me tente guère.
Mais Arlt est du côté de la vie et des gens, alors que Borges est avant tout un intellectuel…
Merci pour le nouveau mot que je viens d’apprendre. N’ayant pas étudié l’espagnol, je n’avais encore jamais rencontré le mot portègne. Je vais me le redire souvent au cours de la journée, comme un cadeau.
Il n’est pas dans le dictionnaire, en tout cas pas dans mon Petit Robert de la langue française 2010. C’est une traduction directe de l’espagnol qui est une bien belle langue en effet…
Il a aussi écrit des petites chroniques sur la vie à Buenos Aires … cela s’appelle Eaux fortes de Buenos Aires ! Yvon (de Littérature d’Irlande, de Bretagne et d’ailleurs) l’avait beaucoup aimé !
Oui c’est vrai, et aussi des nouvelles policières publiées en revues, toujours des choses très populaires, qui racontent la vie des gens, souvent sur un mode assez halluciné, faut aimer…
Heureuse que tu attires l’attention sur un écrivain oublié, ton billet a tout pour inciter à cette lecture , des personnages torturés et mélancoliques c’est tout ce que j’aime alors..
Comme Mango mon attention est un peu titillée par portègne j’aime enrichir mon dico personnel de mots inconnus
Alors oui, Arlt pourra te plaire, il n’a cessé en tout cas depuis toutes ces années d’intéresser un petit nombre d’élus…
J’ai tergiversé, mais j’ai finalement abandonné ce roman en cours de lecture (une fois passés la rencontre avec l’Astrologue). Ce que tu dis de la suite du roman me fait regretter cet abandon, mais il me faut admettre que je ne devais pas être « à la hauteur » pour la lecture de ce livre : les métaphores à foison, les personnages quasi-lunaires, à la limite de la folie, m’ont totalement perdue au fil des pages. Si j’ai tergiversé, c’est tout simplement parce que j’avais vraiment envie de persister pressentant l’écrivain hors-normes. Mais il faut parfois se rendre à l’évidence : littérature trop touffue pour moi.
Moi aussi il y a des livres qui me résistent… je m’accroche pour certains parce que je sais que le problème vient de moi, comme pour Céline par exemple, mais que faire…
Le genre de roman dans lequel je ne suis pas sûre d’entrer, et ce n’est pas seulement le commentaire de Cécile qui me fait dire ça… 😉 Ou alors il faut vraiment qu’il tombe à un bon moment !
Ca n’est pas une lecture facile, il faut aimer le délirant, l’halluciné, mais c’est une très belle langue. Si c’était écrit aujourd’hui, ce genre d’expérience, je suis certaine que les auteurs se verraient obligés d’employer une langue expérimentale, à la limite de la compréhension, alors qu’ici, rien de tout ça, Arlt a un grand respect de la langue, de sa syntaxe, même si le résultat est baroque, comme le dit Cortazar.
C’est vrai que c’est bien de remettre au goût du jour des « classiques » de la littérature, ou des livres, auteurs qui ont marqué leur époque, une génération. Ça me redémange de plus en plus de replonger dans cette littérature « oubliée », ou délaissée disons.
Ça passe encore mieux quand les oeuvres ne sont pas datées littérairement. Celles qui font avant-garde à leur sortie, peuvent mal passer l’épreuve du temps, comme un vieux film de SF…
J’ai voulu le lire à sa sortie et tu m’y refais penser !
J’en suis ravie, il en vaut la peine si on a envie d’une lecture un peu décalée.
De retour sur la blogosphère et je n’ai même pas profité de mon absence pour me plonger dans la littérature argentine. Shame on me ! Mais heureusement que tu es là pour me tenter… 🙂 Comment vas-tu ?
Heureuse de te voir de retour, même sans lectures argentines à ton actif. J’ai ton livre de Joan Didion mais ne sais plus à qui je dois l’envoyer…
Je doute que ce genre soit pour moi ! Trop halluciné, je crois.
C’est bien possible…
quand je lis que certaines personnes ont écrit des oeuvres de fiction avec des idées qui se sont révélées mise en place quelques années après, je ne peux m’empêcher de penser que, si ça se trouve, Hitler a lu ce livre.
Les probabilités sont faibles, nous sommes d’accord, mais quand même… On peut toujours piocher des idées à droite et à gauche, alors plutôt que de dire que Alt était visionnaire, pourquoi ce ne sont pas Hitler et/ou sa garde rapprochée qui a trouvé que c’était une « bonne idée ».
Ok c’est tiré par les cheveux. Toujours est-il que ça m’est passé par la tête 🙂
Ça me fait frémir ce que tu écris… Heureusement, c’est très peu probable, il avait plus facile d’accès et plus allemand sous la main… mais quand même… ne faudrait-il pas être visionnaire de peur de donner de mauvaise idées…
On connait trop peu la littérature d’outre-atlantique non anglaise. Merci pour la piqûre de rappel.
Les Argentins sont très éclectiques, tu devrais trouver ton bonheur.
Je suis attirée par les récits « excessifs ». Ce titre me tente bien !
Roberto Arlt est de tous les excès : ce livre est fait pour toi !
Ca me tente, et comme je te disais, je guette la littérature argentine ces derniers temps 🙂
Robert Arlt est un très grand !