Continents à la dérive de Russell Banks

Bob Dubois, personnage principal de Continents à la dérive est réparateur de chaudières dans le New Hampshire. Il a deux filles, une femme qu’il aime, une maîtresse discrète, un bateau et une petite maison qui sera à lui quand il aura fini de rembourser ses prêts. Pas d’argent de côté, pas de quoi faire des folies. Une vie de restrictions, comme son père. Une vie trop étroite, bien terne à côté de ce qu’on voit à la télé, bien loin du rêve américain.

Du jour au lendemain, à l’orée de la trentaine, Bob Dubois décide qu’il faut changer tout ça, voir la vie en grand, en mieux. Il vend tout ce qu’il peut, laisse derrière lui le New Hampshire et descend en Floride avec femme et enfants pour rejoindre son frère qui a réussi lui, dans le commerce de spiritueux.

Il va « découvrir » qu’en Amérique il y a des Noirs, des délinquants, et du trafic de toute sorte. Son frère lui offre un poste non déclaré : toute la journée il tient un magasin d’alcool et vend des bouteilles à des militaires. Il s’ennuie, ce n’est pas ce à quoi il avait rêvé depuis le New Hampshire. Sa femme a accouché de leur troisième enfant, un garçon, ils vivent désormais dans une caravane. Bob a une nouvelle maîtresse, une jeune femme noire dont il tombe amoureux. La situation n’est pas meilleure qu’avant, et elle empire quand Bob tue un homme venu lui piquer la caisse. Son complice s’est enfuit, mais il croit le reconnaître un jour en compagnie de sa maîtresse. Il le poursuit, prêt à le tuer lui aussi, mais au final, il n’est pas sûr que ce soit bien le même homme : tous les Noirs se ressemblent…
Bob comprend que son frère se livre à du trafic illégal et décide de laisser tomber le job pour s’associer avec un ami d’enfance lui aussi descendu en Floride : il promène les touristes en bateau dans la baie. Mais l’association n’est pas aussi juteuse que prévu et la situation de Bob et de sa famille empire.

Le lecteur de Continents à la dérive suit l’histoire de Vanise, très jeune mère haïtienne contrainte de quitter son île misérable, intercalée à l’histoire de Bob. Russell Banks raconte son périple absolument sordide, les viols et violences qu’elle doit supporter pour être transportée par bateau puis pour ne pas être dénoncée comme clandestine. Pour tous ces hommes qui profitent d’elle, son corps n’est rien d’autre que la monnaie avec laquelle elle paye.
C’est presque à la fin du livre que Bob et Vanise se rencontrent. Bob, tombé socialement très bas, abandonne alors toute dignité humaine. Par peur des conséquences, il laisse advenir l’horreur.

Bob et Vanise quittent leur territoire d’origine pour aller trouver mieux ailleurs, ou au moins chercher. Ils sont portés par un rêve commun, celui d’un ailleurs meilleur, forcément meilleur puisqu’ils sont, chacun dans leur communauté, au bas de l’échelle sociale. La dégringolade de Bob est d’autant plus intéressante qu’elle met en scène des déclassés rarement héros de romans : les pauvres Blancs. Les pauvres Noirs, les pauvres Haïtiens, on les imagine bien, on les a déjà lus. Mais les Blancs qui vivent dans des caravanes, ceux qui n’ont rien, puis moins que rien, les oubliés du rêve américain qui devraient tout réussir, on en rencontrait moins en littérature au moment où ce livre a été publié. Il parait qu’aujourd’hui, on assiste au développement de la « White Trash », mais ses auteurs se distinguent de Russels Banks ici par leur colère personnelle et leur style qui s’en ressent. Banks ne revendique pas, il décrit l’abaissement moral d’un homme qui suit sa déchéance sociale.

J’ai eu d’abord du mal à entrer dans Continents à la dérive, ce Bob Dubois est un personnage moyen, sans relief ni consistance, qui devient peu à peu détestable. Il est naïf, limite imbécile, lui qui ne comprend pas à quel trafic se livrent son frère et son ami. Par contre, il devient facilement violent et trompe sans vergogne sa femme, qu’il affirme aimer. Bref, un anti-héros que ce Bob Dubois, qui mâche et remâche sa déception. Le roman est assez lent, descriptif, et assez confus pour ce qui se déroule à Haïti.
Plus il dégringolait socialement et plus Bob Dubois m’intéressait, j’y ai vu la peinture des exclus du rêve américain dans les années 80, suivant tout au long du roman la métaphore avec Christophe Colomb.

Sauf que, comme Colomb et tous ces types qui étaient partis à la recherche de la source de jouvence, quand vous y arrivez en Amérique, c’est pour trouver quelque chose d’autre. C’est Disneyworld que vous trouvez, des combines foncières et des prêts bancaires à intérêts élevés transférés à la six-quatre-deux, et si vous ne vous magnez pas de dégager le chemin, vous vous faites foutre en l’air, découper au soc de charrue et enterrer vivant, pour qu’on puisse tranquillement faire construire sur votre macchabée un petit lotissement en copropriété ou un parking, installer une orangeraie.

Le rêve consumériste a vécu, il n’en reste que les égarés qui n’ont de place nulle part. Car l’Amérique est terre d’argent, de magouilles et de pouvoir. Quand on n’a rien de tout ça, il n’y a plus que la dérive. Ou peut-être la littérature.

Va mon livre, va contribuer à la destruction du monde tel qu’il est.

Russell Banks sur Tête de lecture
 
Continents à la dérive

Russell Banks traduit de l’anglais par Marc Chénetier
Actes Sud (Babel n°94), 2000
ISBN : 978-2-7427-2823-6 – 577 pages – 11.50 €

Continental Drift, parution aux États-Unis : 1985

34 commentaires sur “Continents à la dérive de Russell Banks

  1. Heu, je veux (re)lire Russell banks, mais forcément ce titre, assez desespérant… Peut être trailorpark? Quoique l’auteur écrive souvent des pages terribles…

  2. J’avais beaucoup apprécié American Darling. Je ne sais pas si je lirai celui-ci car j’avoue avoir, en ce moment, besoin de lectures plus enlevées ! Merci pour cet avis

  3. Oui, c’est trop long et j’ai eu l’impression que l’auteur se perdait dans des détails inutiles. Et qu’il oubliait l’essentiel. Pourtant, comme tu le soulignes, il a abordé un sujet qu’on abordait pas à l’époque. Et c’est bien !

    1. Oui, sans aucun doute, celui-ci ne me semble pas être le meilleur pour aborder son oeuvre, c’est le quatrième roman que je lis de Banks et le premier à me sembler si long.

  4. Tu aurais du me demander… 😉 De Russell Banks, j’ai adoré De beaux lendemains et Trailorpark, et dans un autre genre, puisque se passant presque entièrement en Afrique, j’ai lu American Darling. Par contre La réserve m’a laissée déçue.

    1. En fait au départ, c’était Pourfendeur de nuages que je voulais lire, une brique qui trouvait tout à fait sa place dans la catégorie « pavés » des 12 d’Ys. Mais avec Manu et Virginie, on a finalement choisi ce titre, plus de 500 pages quand même, du coup je l’ai gardé dans cette catégorie (même si à mes yeux, le « pavé » commence à au moins 700 pages… au moins cinq jours de lecture…).

  5. je n’ai lu que la réserve (bof…) et de beaux lendemains (superbe) du coup, j’hésite…il y a surement plus urgent à lire…! pour le challenge des douze d’Ys par exemple ! (je suis déjà larguée, mias je pense à toi !)

  6. Comme je me suis engagée à écrire un texte sur un roman qui me donne le bourdon (Super triste histoire d’amour) je ne vais pas me précipiter sur celui-là. Décidément , les écricains américains ont un don pour les romans grisounets et si tristes
    Luocine

  7. De cet auteur, j’ai dans ma pal le pourfendeur de nuages. Mais depuis si longtemps, que je ne sais même plus où je l’ai rangé (enfin si on peut parler de ranger ! 😉

  8. Cela fait longtemps que je n’ai pas lu du Russel Banks… Il va falloir que je m’y remettes ! C’est un écrivain fabuleux, qui sait plonger avec lenteur dans une atmosphère si prenante que même les gros pavés s’achèvent avec enthousiasme.

  9. Je n’ai lu que De beaux lendemains de Banks et contrairement à la majorité, je n’ai pas été enthousiasmée outre mesure (attention, j’ai aimé quand même mais pas adoré !). Là, le sujet me semble plutôt intéressant mais le personnage détestable … je serais quand même assez tentée mais vu la quantité de titres que j’ai déjà notés, j’hésite !

    1. Le style de Banks est assez difficile, pas pour la difficulté d’écriture, mais ce sont des livres dans lesquels on ne se sent pas bien tout de suite, il faut du temps pour y pénétrer, et celui-ci particulièrement…

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