Lincoln de Gore Vidal

Lincoln de Gore Vidal n’est pas une biographie du seizième président des États-Unis, pas tout à fait. D’abord parce que malgré ses quelques six cent quatre-vingts pages, il n’est ici question que de ses années de présidence, c’est-à-dire cinq ans. Ensuite, comme écrit sur la couverture, c’est un roman. C’est-à-dire que Gore Vidal ajoute aux faits une dimension psychologique et romanesque qu’une biographie au sens propre ne peut s’autoriser. N’empêche, on apprend beaucoup de choses sur cet homme-là.

Pour moi Lincoln, c’était la guerre de Sécession et la fin de l’esclavage. Ça l’est toujours, mais plus exactement dans les mêmes termes. Ce qui intéressait Lincoln dans cette guerre, c’était l’Union. Il n’a pas cédé d’un pouce et s’est battu jusqu’au bout pour que les états sécessionnistes réintègrent l’Union. Il ne pouvait pas imaginer le partage du pays. Au sort des Noirs, il ne s’intéressait pas et n’était pas du tout abolitionniste. Il avait autour de lui de vrais défenseurs de l’abolition de l’esclavage, mais il n’en faisait pas partie. Si au final, les Noirs des états du Sud ont été libéré, ce fut par nécessité de guerre, pas par conviction.

L’esclavage n’est pas au centre du roman, mais on voit s’y affronter différentes idéologies bien plus complexes que la simple partition pour / contre. Le Nord est pour la liberté des Noirs, soit. Mais pour la plupart, les Yankees n’aiment pas les Noirs, ils ne veulent pas les voir envahir leurs états, c’est pourquoi, Lincoln en tête, ils cherchent un endroit où les envoyer une fois qu’ils seront libérés, le plus loin possible, pour quoi pas en Amérique centrale…

« Lincoln avait une profonde aversion pour l’esclavage à cause de la brutalité qu’il engendrait tant chez les maîtres que chez les esclaves, mais il était fermement convaincu de la supériorité de la race blanche sur la race noire. »

A l’inverse, très ironiquement, les Sudistes aiment les Noirs, ils ont grandi à leurs côtés et n’envisagent pas de vivre sans eux. Et au final, que faire de ces quatre millions de Noirs, qui n’ont jamais travaillé que sous la contrainte, disent les Sudistes et que les Nordistes n’aimeront jamais, dit Lincoln ? Nous qui savons ce qui s’est passé ensuite, on comprend pourquoi Gore Vidal a mis ces propos dans la bouche de ses protagonistes. Il est probable que certains l’avaient effectivement pressenti.

Je ne cacherai pas qu’un des aspects les plus laborieux de ma lecture fut les continuelles réunions de Cabinet : intrigues, démissions, calomnies, complots… la Maison blanche n’a alors rien à envier à n’importe quelle cour européenne et la multiplication des personnages m’a quelque peu larguée. De même que le fonctionnement de certaines institutions américaines ; je n’avais pas révisé avant…

Par contre, la nature romanesque de cette biographie permet à Gore Vidal d‘appréhender les personnages de l’intérieur et de hisser des seconds rôles à la hauteur de véritables héros. David Herold n’en a pas la carrure mais il permet au lecteur de suivre les petits comploteurs sécessionnistes, leurs agissements, leurs réseaux, leurs complots dont un finira par être fatal au président. Herold, jeune exalté, est préparateur à la pharmacie qui fait face à la Maison blanche. Il entend tout, connaît tout le gratin et surtout, il a accès aux médicaments de la famille Lincoln.
Autre ligne romanesque, basée sur un personnage réel : la vie de Salmon P. Chase, secrétaire au Trésor. Profondément abolitionniste et croyant, il était à la base opposé à Lincoln, comme beaucoup des membres de son Cabinet. Gore Vidal en fait un véritable personnage qui collectionne les autographes de personnes célèbres et aime par-dessus tout sa fille Kate qu’il va bien falloir marier. Les difficultés financières de l’Etat exposées par lui à l’aune de ses propres problèmes en ce domaine deviennent beaucoup plus compréhensibles.

Le grand personnage du roman est bien sûr Lincoln lui-même, président minoritaire, grand, presque un géant, sec et fort, barbu et républicain, ces deux dernières caractéristiques étant des premières dans l’histoire des États-Unis. Ce que l’est plus encore, c’est la crise que le pays traverse et la guerre terriblement meurtrière à laquelle il doit faire face. Il s’est rendu sur les champs de bataille, il a parlé au cœur des soldats, qu’ils soient confédérés ou yankees, ils étaient tous Américains, ils étaient tous ses enfants et son cœur saignait. On comprend que les gens l’aimaient car il était généreux, sincère. Avocat peut-être, en tout un grand homme politique, bien plus fin que ne le pensaient ses adversaires et même certains de ses partisans qui le trouvaient trop faible. Il était le Taïcoun, le vieil Abe, ou même l’Ancien.

Enfin, les noms de tous ces éminents hommes politiques s’effaceront certainement de ma mémoire, mais restera celui de Mary Lincoln, la Première dame, dépensière en diable, un peu folle mais terriblement attendrissante. Elle appelait Lincoln « papa », n’hésitait pas à mentir et à vendre des informations à la presse pour couvrir ses dettes, puis à laisser accuser des innocents à sa place. Quelle femme, une Sudiste dont tous les frères moururent dans les rangs de Lee mais qui n’abandonna jamais le parti de son mari.

Ces différents angles de vue permettent d’envisager la guerre civile américaine depuis l’arrière (les combats ne sont jamais montrés), mais surtout de peindre un grand homme dans sa vie d’homme d’Etat comme dans sa vie privée

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Lincoln

Gore Vidal traduit de l’anglais par Gérarg Joulié
Julliard / L’Âge d’Homme, 1985
ISBN : 2-260-00409-1 – 686 pages – épuise dans cette édition (Réédition en 2010 chez Galaade)

Lincoln, parution aux États-Unis : 1984

15 commentaires sur “Lincoln de Gore Vidal

  1. « c’est en gardant le silence alors qu’ils devraient protester que les hommes.deviennent des lâches  » A.LINCOLN.

  2. J’ai beaucoup aimé cette biographie romancée, j’ai aimé voir d’un peu plus près le fonctionnement de cette démocratie qui était en grand danger ! et le personnage est fascinant même s’il n’est pas toujours sympathique

  3. Tout cela est très tentant. Je suis très intéressée par cette période de l’histoire américaine (Autant en emporte le vent oblige), et le personnage de Lincoln me parait tout à fait fascinant. Je serais donc ravie de lire cette biographie, que tu sembles avoir appréciée. J’irai également voir le film de Spielberg quand il sortira (avec le sublime Daniel Day Lewis dans le rôle titre).

  4. Toutes ces idéologies sont finalement bien expliquées dans Autant en emporte le vent. En général, je préfère d’ailleurs avoir le point de vue du peuple que des « politiques » dans les histoires de conflit. Je passe sur ce roman.

  5. Lincoln était un sacré bonhomme, tant physiquement qu’intellectuellement. Je me laisse tenter par ce roman que je croyais être une biographie tu vois ! Merci donc d’avoir rectifié cela. Mon fils regarde la première de couverture et me dit : oh c’est le président géant qu’on voit dans Une nuit au musée ! hum…chacun ses références ! hihi

  6. C’est une catégorie avec laquelle j’ai un peu de mal. Je reporte sans arrêt et pourtant il faudra bien que je m’y plonge (challenge oblige 😉 !)
    J’avais noté celle-ci qui m’attire un peu plus par son côté romancé….

  7. Bonjour,
    Je suis amatrice de romans historiques et de biographies romancées, en particulier, mais je n’ai jamais osé m’attaquer à Gore Vidal. J’avais l’impression, peut-être à tort, qu’il serait trop intellectuel pour moi (je crains les trop longues digressions philosophiques ou politiques, par exemple).

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