L’autre rive du monde de Geraldine Brooks

A la moitié du XVII siècle, le nouveau monde est encore tout nouveau, les Etats-Unis ne sont pas les Etats-Unis mais encore l’Angleterre, plus puritaine que jamais. Bethia Mayfield, la jeune narratrice, est fille de pasteur et petite-fille du fondateur d’une communauté partie s’installer sur ce qui deviendra l’île de Martha’s Vineyard, pour échapper au fanatisme des premiers pèlerins.

L’obscurantisme n’est pas de mise chez les Mayfield et la petite Bethia bénéficie d’un début d’instruction. Plus tard, elle poursuit son éducation en écoutant aux portes, en se rendant invisible pour profiter des leçons données par son père à son frère Makepeace. Quand âgée d’environ douze ans elle rencontre celui qui deviendra Caleb, un Indien, elle lui apprend ce qu’elle sait : l’anglais, le latin, la lecture. Quelques années plus tard, quand le père de Bethia découvre ce sauvage qui sait lire, il l’accueille sous son toit et l’instruit avec son fils et le fils d’un Indien converti, Joel. Caleb et Joel deviendront les premiers Indiens diplômés de Harvard, en 1665.

Le lecteur suit Caleb d’assez loin, avec les yeux de Bethia qui va accompagner son ami et son frère Makepeace sur le continent. Car pour payer la scolarité de son frère qui prépare laborieusement l’entrée à Harvard, la jeune fille devient inféodée au directeur de l’école, autant dire son esclave pour quatre ans. Elle va là encore recueillir des miettes de savoir qu’elle saura faire fructifier, et attirer l’attention de Samuel, le fils du directeur, qui cherche une femme intelligente. A travers cette partie du récit, on en apprend beaucoup sur les conditions misérables d’enseignement, sur la misère matérielle de ces écoles préparatoires pourtant prisées et sur cet étonnant statut des « inféodés ».

C’est cet aspect documentaire que je retiendrai plus particulièrement de ce roman dont par ailleurs l’écriture est assez fade et convenue. Cette Bethia apparait comme une jeune fille tout à fait originale, qui ne se contente pas du sort réservé aux femmes à l’époque. « Le silence était le seul refuge d’une femme » selon les Anglais  puritains qui faisaient alors la loi. On entraperçoit l’intransigeance de ces hommes qui condamnent avec promptitude et sévérité le moindre blasphème et pratiquent une justice à plusieurs mesures : une pour les hommes, une pour les femmes, une autre encore pour les Indiens.

J’aurais aimé moins d’états d’âme et plus de contexte socio-politique. En savoir plus sur l’Indian College, ce bâtiment qui au sein d’Harvard a accueilli des étudiants indiens avant d’être détruit ; sur la position des Anglais face à l’instruction des indigènes et les réactions des pèlerins. Certaines scènes témoignent de l’intransigeance puritaine mais elles ne sont pas assez fouillées à mon goût.

L’auteur s’intéresse avant tout à son héroïne dont le désir d’instruction et la liberté de ton et de pensée me semblent à la limite de l’anachronisme. Bethia est une femme très moderne placée dans des situations certes romanesques, mais improbables. L’idée même qu’elle tienne un journal est peu crédible.

Ce roman m’a cependant permis de découvrir Anne Bradstreet (1612-1672), poétesse américaine, la première, dit-on. Voici le début d’un poème adressé à son mari :

If ever two were one, then surely we. 
If ever man were lov’d by wife, then thee. 
If ever wife was happy in a man, 
Compare with me, ye women, if you can.

Le premier vers pourrait se traduire par : « Si un jour deux n’ont fait qu’un, c’est nous ». D’une femme à son mari, c’est aussi rare que beau…

Cette poétesse, femme instruite et aimante a dû inspirer Geraldine Brooks pour construire la voix de Bethia. Malheureusement, la part donnée à l’introspection m’a paru peu réaliste et trop importante au détriment de l’Histoire et des faits. Je n’ai pas cru en cette jeune fille et le destin de Caleb Cheeshahteaumack mériterait un roman de plus d’envergure.

 

L’autre rive du monde

Geraldine Brooks traduite de l’anglais par Anne Rabinovitch
Belfond, 2012
ISBN : 978-2-7144-5128-6 – 372 pages – 21 €

Caleb’s Crossing, parution aux Etats-Unis : 2011

35 commentaires sur “L’autre rive du monde de Geraldine Brooks

  1. D’elle, j’ai plutôt bien aimé « Le livre d’Hanna », qui semble avoir le même schéma: une histoire d’amour également basée sur des faits historiques.
    Ton billet me donne surtout envie de mieux connaître cette poétesse du XVIIe siècle.

    1. c’est le livre que j’avais noté pour découvrir cette auteur, mais j’ai eu l’occasion de découvrir ce dernier roman paru en France. A l’occasion, je referai une tentative.

  2. Moi aussi j’avais bien aimé Le livre d’Hanna, qui faisait voyager à travers l’histoire et l’espace… mais pas au point de me précipiter sur un autre livre de l’auteur. Je suis plutôt en période « découvrons de nouveaux auteurs » !

  3. Je suis justement en train de le lire… je lis ton billet en diagonale, je reviendrai te lire lorsque j’aurai fini.

    1. C’est l’aspect historique qui m’a semblé trop peu traité, mais si on s’intéresse à l’histoire de l’héroïne, ça doit pouvoir fonctionner.

  4. N’est ce pas elle aussi qui a écrit une histoire sur le Dr March ?! … Pas vraiment intérressée d’après ce que tu en dis.

  5. Je ne connais pas du tout cette romancière… et voilà bien longtemps que je ne me suis pas plongée dans un bon roman historique ! Enfin, avec ce que tu en dis, je crois que je ne vais pas me tourner vers celui-ci ! Bon we

  6. Bonjour Ys, j’ai bien noté ton nouveau lien. Très joli, sobre, reposant, et le panda est toujours là, ouf ! Est-ce que les nouveaux articles vont continuer de me parvenir par mail ? Je ne vais pas noter ce roman pour l’instant, pas le temps… Bon long weekend et à bientôt.

    1. J’ai changé plusieurs fois d’avatars, mais ce panda me plait décidément, je le garde 😉 Pour les nouveaux articles par mail, je n’en ai aucune idée, ça doit se faire automatiquement par une sorte d’abonnement que je ne gère pas directement…

  7. J’ai découvert cet auteur avec « La solitude du Dr March » et j’avais bien aimé le contexte historique sur l’esclavage et la guerre de sécession. De plus la dimension donné à cet homme, père des célèbres 4 filles, si fantomatique dans le roman de Louisa May Alcott, était très intériorisée. C’est un bon souvenir de lecture.

    1. Ce livre est sur l’étagère de ma fille, mais n’ayant pas lu Les quatre filles du docteur March, je n’ai pas osé m’y aventurer…

      1. Je comprends. En même temps, je ne pense pas que la lecture des quatre filles soit indispensable, le roman de G. Brooks étant vraiment basé sur la personnalité du Docteur March. Elle fait très peu état de sa famille qu’il a laissé au loin.

    1. euh… je ne sais pas, je ne savais même pas qu’il y avait une newsletter… elle devait être prise en charge par WordPress, j’imagine, alors ça doit être encore possible ici puisque si c’est désormais OVH qui héberge, c’est toujours WordPress qui habille.

    1. je viens de passer environ deux heures à trouver un module d’abonnement aux articles qui me plaise et je n’ai pas trouvé… Le « Follow » de wordpress.com est carrément hideux dans l’interface d’abonnement…

  8. Bonsoir,
    Je n’avais pas été transportée d’enthousiasme par le « Le livre d’Anna », même si l’idée de la trame historique, la quête du livre sacré, et le retour dans le temps était bien ficelée et agréable à lire. Je vais donc passer celui-ci en notant quand même « La solitude du docteur March » parce que les quatre filles de ce docteur, c’est un souvenir de lecture d’adolescente, presque égal à celui des « hauts de Hurlevent » dans le plaisir.

    1. j’ai de bêtes a priori à l’égard des Quatre filles... que j’imagine un peu simpliste, mais il est fort possible que je me trompe…

  9. Je viens de le finir. J’ai aimé. Je crois que je me suis davantage attachée à l’aspect romanesque. Mais ton billet est très intéressant, je vais mettre un lien vers ton blog.

  10. Cela fait un bout de temps que j’ai le nom de l’auteur en tête, je ne suis toujours pas certaine mais je renote son nom, et ce titre, le sujet m’intéressant.

  11. J’étais motivée avec la lecture de l’article de Nadael mais là, je lis « écriture assez fade et convenue » avec « aspect documentaire » : bon, je refroidis d’un coup (et la météo n’est pas la seule fautive). Bises et bon mardi.

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