Au lac des Bois de Tim O’Brien

Au lendemain de sa défaite électorale, John Wade décide de se mettre au vert avec sa femme Kathe, très au nord, près des grands lacs, à la frontière du Canada. Ils s’installent à la fin de l’été dans un cottage isolé. Au bout de quelques jours, Kathe disparait. Le lecteur le sait dès le début : elle ne réapparaitra jamais. Est-elle partie de son plein gré ? A-t-elle fui ? A-t-elle été assassinée par son mari ? Aucune certitude mais des pistes que l’on suit, qui se croisent et s’étoffent au fur et à mesure de la découverte du passé de John.

Le lecteur ne sait au départ pas grand-chose : John a été gouverneur, il a suivi le parcours classique d’un homme politique américain, et Kathe a mené la vie d’une femme de politicien : des dîners, des poignées de main, des meetings ; pas d’enfants. Alors que la victoire ne faisait pas de doute, il a été écrasé par son adversaire républicain. C’est qu’à la veille des élections, les journaux ont fait des révélations sur le passé de John, des actes commis pendant la guerre du Vietnam que le lecteur découvre petit à petit. Il était de ceux qui en 1968 ont massacré tout un village, femmes, enfants et vieillards compris, pillant, violant et massacrant tout sur leur passage. Une folie meurtrière qui colle à la peau de John malgré son désir d’oubli.

Il est difficile à travers un simple résumé de rendre compte de la maîtrise narrative de Tim O’Brien. Si on ne saura jamais ce qui est arrivé à Kathe, le narrateur évoque cependant plusieurs hypothèses en racontant ce qui s’est peut-être passé : pourquoi Kathe serait partie, pourquoi John l’aurait tuée et comment, ou peut-être ne se serait-elle que momentanément éloignée de son mari… Ainsi découvre-t-on aussi la vie de sacrifices de Kathe.

Mais le plus passionnant est John, cet enfant qui admirait son père, un alcoolique qui l’appelait « Jelly John » pour l’humilier, et auquel il n’a pas pardonné son suicide. Dès son enfance, John s’est passionné pour la magie : escamoter, faire croire, donner l’illusion. Au Vietnam, il divertissait ses camarades qui l’appelaient « Sorcier ». Sorcier, et pas John Wade, ce qui l’aidera plus tard lors du procès en cour martiale. Car voilà une autre habileté narrative : se succèdent de brefs extraits de témoignages de ceux qui déposèrent lors du procès du massacre de Thuan Yen, mais aussi de ceux interrogés par le narrateur lors de son enquête sur la disparition de Kathe (la mère de John, la sœur de Kathe, les voisins, le shérif…). A cette parole retranscrite se mêlent des extraits de textes théoriques sur la guerre, l’obéissance, les traumatismes causés par les combats mais aussi la défaite électorale.

Toutes ces voix concourent à former le puzzle d’une personnalité perturbée, d’un homme qui a toujours voulu faire croire, paraître pour être aimé, d’abord d’un père, puis d’une femme qu’il ne cessera jamais d’espionner, puis d’un peuple tout entier. Etre élu sénateur fédéral aurait été la consécration par le peuple, l’aboutissement de toute une vie de privations et peut-être enfin l’oubli définitif du passé.

Mais il n’est pas d’oubli possible pour le soldat. John ne pourra jamais oublier que la guerre l’a un jour transformé, lui et ses camarades, en machine à tuer, sans plus d’âme que d’humanité, répondant à un désir de sang et de destruction. C’est donc un homme détruit par sa défaite électorale qui arrive au lac des Bois, accompagné de sa femme qui vient de découvrir, comme le reste du pays, la conduite de son mari au Vietnam, vingt ans avant.

La technique narrative de dévoilement progressif et polyphonique est très habile et permet de rendre compte d’une personnalité traumatisée. Elle traduit également l’impossible frontière entre conviction et vérité, entre faits avérés et fantasmes. Sur la base d’un thriller, Tim O’Brien écrit un livre très fort sur ce qui fait un homme.

 

Au lac des Bois

Tim O’Brien traduit de l’anglais par Rémy Lambrechts
Plon (Feux croisés), 1996
ISBN : 2-259-02305-3 – 263 pages

In the Lake of the Woods, parution aux Etats-Unis : 1994

20 commentaires sur “Au lac des Bois de Tim O’Brien

  1. éh-éh…. mais que voilà un livre qui me tente!!!! personnalités perturbées, disparition, mystère, belle trame narrative… hop hop hop, dans la liste! Je lis d’ailleurs actuellement « le roi ébahi », c’est dire si je me laisse tenter par les avis de la blogosphère… et d’ici en particulier! 😉

      1. L’édition originale doit être épuisée, et la réédition en poche chez 10/18 est quasi la garantie d’insdiponibilité… j’ai emprunté ce titre à la bibliothèque. En fait je me suis intéressée à lui en raison de ses titres parus aux éditions 13e note, mais il n’y en a pas dans ma bib alors j’ai emprunté celui-là et c’est vraiment une excellente découverte qui me donne envie de lire d’autres titres.

  2. un billet qui donne très envie… Je ne connais l’auteur que de nom, mais il semble manifestement mériter le détour. pas trop de frustration de ne pas savoir, finalement, ce qui est arrivée à l’épouse?

    1. Non. L’auteur propose plusieurs possibilités qu’il déroule jusqu’au bout, le lecteur est libre d’en choisir une. Toutes sont crédibles au regard de la personnalité de John, et ça, c’est vraiment très fort.

    1. Je suis bien désolée qu’il le soit, crois-moi. Mais je suis aussi certaine qu’il est présent dans bien des bibliothèques et ça, c’est rassurant 😉

  3. Argh, bien le genre de récit qui me fait envie. Faut vraiment que Gallmeister arrête de publier tant de trucs tentant parce que là je gave ma wishlist et je n’arrive pas à suivre 😀

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